Réciproques n°1, décembre 1996

Un point d'Histoire des Mathématiques

Négatifs et Infinis chez Leibniz

Gottfried Wilhelm LEIBNIZ vécut de 1646 à 1716. Allemand, il résida principalement dans son pays natal. Inventeur aussi universel que profond, il fut surtout le cofondateur avec Newton du calcul infinitésimal.

Comme beaucoup d'oeuvres mathématiques historiques, celles de Leibniz sont un régal pour l'esprit, et sans doute aussi une occasion de réflexion sur les concepts que nous utilisons et que nous enseignons 1. Si les découvertes y sont admirables, les erreurs qu'on y trouve sont souvent intéressantes. Ne peuvent-elles pas nous éclairer sur celles que commettent nos élèves ?

Une erreur qui nous choque beaucoup chez les Anciens, est leur refus de considérer les négatifs comme des nombres à part entière. C'est cette erreur que l'on trouve encore chez Leibniz 2.

Leibniz refuse que 1 puisse être avec -1 dans le même rapport que -1 est avec 1, "ce que semble [pourtant] prouver le fait que le produit des extrêmes est le même que celui des moyens. En effet, -1 étant plus petit que zéro, le rapport de 1 à -1 sera bien celui du plus grand au plus petit ; au contraire, le rapport de -1 à 1 sera celui du plus petit au plus grand. [...] Un autre argument sans appel le prouve : les Logarithmes. [...] S'il existait un vrai Logarithme de -1, c'est-à-dire du rapport de -1 à +1, en le divisant par deux nous obtiendrions le Logarithme de racine(-1), or racine(-1)est une quantité imaginaire. Nous aboutirions donc au Logarithme véritable d'une quantité imaginaire, ce qui est absurde".

Pour Leibniz donc, sont imaginaires aussi bien les rapports du type -1/1 que les nombres appelés maintenant complexes.Cependant leur efficacité et leur utilité leur donnent le droit d'exister. Il s'agit "de choses vraies par tolérance, les Français diraient : acceptables".

Leibniz donne le même statut aux infini-tésimaux : "L'infini continu ou discret n'est proprement ni une unité, ni un tout, ni une quantité, et lorsque par analogie nous l'employons dans ce sens, c'est pour ainsi dire une façon de parler ; je veux dire que lorsqu'une multiplicité d'objets excède tout nombre, nous leur en attribuons un malgré tout, par analogie, et nous l'appelons infini."

Il s'agit donc de "commodités de langage", de "raccourcis mentaux". Leur justification ultime est que "sans soutenir l'épreuve de la rigueur, [ils] n'en sont pas moins d'un grand usage dans le calcul ainsi que dans l'art d'inventer, et ont valeur de notions universelles".

Remarquons nous aussi pour conclure que dans les grands moments créateurs en mathématiques, et alors même qu'une critique scrupuleuse s'exerce (ici sur les nombres négatifs), la rigueur cède le pas à "l'art d'inventer", suivant la belle expression leibnizienne, et à cette exigence d'universalité, c'est-à-dire de généralisation que l'on voit si fort à l'oeuvre dans l'histoire des mathématiques... et dans les programmes du secondaire.

 

Une autre erreur de Leibniz

Dans le beau livre déjà cité, traduit et commenté par Marc Parmentier, les erreurs de Leibniz sont rares. Il faudrait au contraire citer de très nombreux passages montrant la hardiesse dans l'innovation, la profondeur dans la pensée, la virtuosité de calcul de ce grand esprit. Mais devant l'embarras du choix, je vais plutôt relever une autre de ses quelques maladresses. Elle nousinclinera peut-être à plus de clémence devant les erreurs de calcul de nos élèves. À la page 399 du livre cité, en exposant sa méthode de décomposition des fractions en éléments simples, utilisée encore de nos jours, il prétend que le polynôme x^4+a^4ne peut pas se décomposer en produit de deux autres à coefficients réels, alors qu'on le fait très aisément sous la forme : formule.

Cette erreur provient sans doute en partie de sa crainte, comme il l'exprime lui-même, de "restreindre abusivement les richesses de la nature".3

Car on trouve chez Leibniz, très vif, l'amour de la diversité et de la variété, qui a inspiré le très beau passage, fort connu, que l'on trouvera à la page 396 :

"Mais à vrai dire la Nature, mère des diversités éternelles, ou plutôt l'esprit Divin, sont trop jaloux de leur merveilleuse variété pour permettre qu'un seul et même modèle puisse dépeindre toute chose. C'est pourquoi ils ont inventé cet expédient élégant et admirable, ce miracle de l'Analyse, prodige du monde des idées, objet presque amphibie entre l'Être et le Non-être, que nous appelons racine imaginaire".

On insiste souvent sur l'unité des mathématiques, leur pouvoir simplificateur. Par-delà l'erreur qu'il a commise, l'enthousiasme de Leibniz attire notre attention sur une qualité opposée de notre discipline : sa variété.

1 Leibniz, Naissance du Calcul Différentiel, VRIN, 89.
2 Op. cit.P 432
3 Remarque faite par Marc Parmentier

 

Christian Drouin, professeur