Réciproques n°9, mai 1999

Mille milliards de mille millions…

André CAUTY
Professeur d’épistémologie à Bordeaux I et linguiste au Centre
d’Études des Langues Indigènes d’ Amérique (CNRS, Paris).

En Mésopotamie, en Chine, en Inde et en Mésoamérique chez les Mayas, existaient des numérations permettant de " nombrer " bien au–delà des besoins de la vie courante ; leur introduction semble résulter de " la fascination des grands nombres ", c’est à dire du plaisir de pousser les numérations au-delà de leurs limites, et du désir de découvrir les possibilités d’un système de notation des notions.

En 1484, un bachelier en médecine nommé Nicolas Chuquet, innove dans l’art de la numération et fournit une solution française au problème de la dénomination des grands nombres.

Il introduit des points dans l’écriture décimale : 745324 .804300.700023.654321, et surtout il invente une extension de la numération parlée permettant d’énoncer les grands nombres ainsi séparés en tranches de six chiffres : sept cent quarante cinq mille trois cent vingt quatre TRILLIONS huit cent quatre mille trois cents BILLIONS sept cent mille vingt trois MILLIONS six cent cinquante quatre mille trois cent vingt et un (UNITÉS) :

" Ou qui veult le premier point peut signifier million. Le second point byllion. Le tiers point tryllion. Le quart quadrillion. Le cinqe quillion. Le sixe sixlion. Le septe septyllion. Le huyte octyllion. Le neufe nonyllion et ainsi des aultres se plus oultre on voulait procéder. Item lon doit savoir que ung million vault mille milliers de unitez et ung byllion vault mille milliers de millions et ung tryllion vault mille milliers de byllions et ung quadrillion vault mille milliers de tryllions et ainsi des aultres... "

La formation des nouveaux numéraux est lumineuse : 106n = N-illion ; formule dans laquelle n représente un entier naturel, et N la racine du nom latin de n. Si la beauté mathématique du système (dit de l’échelle longue) nous est aujourd’hui évidente, elle n’était accessible à l’époque qu’à quelques scientifiques capables de deviner - comme les historiens d’aujourd’hui - que cette invention fait de Nicolas Chuquet un précurseur de la notion et du calcul des logarithmes. Dans la nouvelle terminologie, le numéral d’un produit s’obtient par addition des préfixes des facteurs : trillion x quadrillion = septillion.

Le succès fut immédiat et universel. Pourtant, des cuistres qui n’étaient certainement ni mathématiciens ni linguistes imaginèrent l’échelle courte. C’est la pratique qui consiste à séparer les nombres à lire en tranches de 3 chiffres, et à utiliser la règle : 103n = (N–1)-illion.

La correspondance n -->  N est rompue, et est remplacée par la correspondance n -->  N–1. L’échelle courte est une trahison historique qui rend le calcul mental rapidement impraticable.

Loin d’être innocente, cette substitution alimente une guerre des langues : on parle l’échelle longue en Angleterre, Allemagne, Danemark, dans la plupart des pays d’Amérique latine… et l’échelle courte en France (où l’usage en est d’ailleurs déconseillé depuis la Conférence Générale des Poids et Mesures de 1948), Espagne, Italie, Etats Unis…

Par ailleurs, la coexistence des deux échelles est " embrouillante " ; elle est une cause d’erreurs, comme celle qui consiste à affirmer que les valeurs de l’échelle courte sont mille fois plus petites que celles de l’échelle longue, et elle est aussi très anachronique à l’heure de l’Euro…