2000 : année mondiale des mathématiques |
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![]() Directeur de l'Institut des Hautes Études Scientifiques de Bures-sur-Yvette n°10, décembre 1999 |
C'est en 1992, à l'initiative de Jacques-Louis Lions, alors président de l'Union Mathématique Internationale, qu'a été lancée l'idée de faire de l'année 2000, la dernière du deuxième millénaire, une Année Mondiale des Mathématiques. Cette initiative, annoncée à Rio de Janeiro, a ensuite été relayée devant l'Assemblée Générale de l'UNESCO par les délégations de plusieurs pays afin de donner à cette célébration la reconnaissance internationale qu'elle mérite.
Concrètement, les projets les plus divers, souvent tournés vers le grand public, ont été mis sur pied dans de nombreux pays : ici un timbre, là une conférence centrée sur l'histoire, encore ailleurs une autre sur l'enseignement, et dans plus de 50 villes dans le monde des posters sur les mathématiques dans le métro ou les transports urbains.
Je pense que les mathématiciens doivent concevoir cet événement comme une occasion à saisir, car nous avons toutes les raisons d'oser sortir de notre habituelle réserve. En effet, quel est le contexte aujourd'hui :
dans les pays développés, jamais autant de mathématiques n'ont été incorporées dans les objets qui nous entourent, jamais autant de domaines des services ou de l'industrie n'appellent des mathématiciens à faire partie d'équipes multidisciplinaires ou recherchent des contacts avec eux ;
dans les pays en voie de développement, de plus en plus de voix se font entendre pour dire que la formation du plus grand nombre aux mathématiques est un point de passage obligé pour que ces pays puissent avancer.
Cette nouvelle donne est liée aux possibilités qu'offre la modélisation des systèmes les plus divers pour mieux prévoir, mieux réguler ou mieux gérer. Derrière cela le grand public ne voit que les ordinateurs. Ce serait une erreur grave que d'identifier l'avènement de la nouvelle organisation sociale dont nous sommes témoins à la seule machine matérielle qui la porte avec elle. En effet, si cet environnement technique évolue à grande vitesse, c'est bien sûr parce que des progrès sont faits en permanence au niveau de l'intégration des semi-conducteurs, des performances des mémoires, etc. mais il ne faut pas s'arrêter là. L'impact dans la société suppose que l'on sache dire des choses pertinentes sur des problèmes complexes où ni le processus en uvre ni son évolution ne sont évidents a priori. Pour franchir ce stade, il faut mobiliser des connaissances empruntées à de nombreuses disciplines, et en particulier aux mathématiques, parce que, soit dans leur formulation, soit dans leur résolution, des problématiques rencontrées mettent en jeu des concepts mathématiques ou nécessitent d'en définir de nouveaux. L'histoire des mathématiques a été marquée à répétition par leurs rencontres mutuellement fructueuses avec les sciences physiques. Nous devons nous habituer à ce que le champ d'interaction des mathématiques s'élargisse à la biologie (penser la complexité du génome), à l'informatique (analyser les réseaux), à l'économie (investir dans un environnement largement aléatoire), à la médecine (concevoir et étudier l'effet de nouveaux médicaments), etc. et cela exige que nous offrions de nouveaux horizons à notre curiosité. La frilosité nous est interdite.
Cette démarche d'ouverture devrait à mes yeux empreindre toutes les manifestations que les mathématiciens vont mettre sur pied dans le cadre de l'Année Mondiale des Mathématiques. Ne cultivons pas notre isolement mais au contraire manifestons notre volonté de développer des partenariats. Pour cela nous devons à la fois faire connaître tous les chantiers que nous avons en cours mais aussi partager nos interrogations sur l'avenir.
Le plus important est peut-être de comprendre pourquoi ce changement ne peut pas être confiné au niveau des mathématiques savantes, mais doit trouver naturellement sa place à tous les niveaux de l'école. Il est en effet plus que jamais indispensable que, tout au long du cheminement scolaire, l'enseignement des sciences, et singulièrement celui des mathématiques, ne se limite pas à un apprentissage technique et fasse sens en regard du monde qui nous entoure, car les élèves d'aujourd'hui seront les citoyens de demain. Il nous appartient de les armer correctement pour discerner le vrai du faux, le possible de l'impossible, la compétence de l'imposture. La formation à l'esprit critique comme l'éveil de la curiosité peuvent (et en loccurrence doivent) se marier tout naturellement avec l'apprentissage des mécanismes fondamentaux du raisonnement. Évariste Galois n'avait-il pas comme ambition de " faire du raisonnement une seconde mémoire " ? Nous ne pouvons donc pas leur proposer une ambition médiocre quand l'air du large souffle dès que le seuil de l'école est franchi. Ce progrès technique dans lequel nous baignons, il nous appartient de nous l'approprier afin de faire partager cette nouvelle maîtrise aux jeunes générations. À nous de reprendre nos gammes afin de les interpréter avec les instruments modernes, ceux-là même que tout employeur mettra dans les mains d'un de nos anciens ou anciennes élèves dès le premier jour qui suivra son embauche.
L'expérience récente montre que toutes les fois que les mathématiciens osent s'adresser au grand public pour expliquer la dimension créative et universelle de leur discipline et pour mettre en évidence et démystifier les objets mathématiques qui nous entourent, leurs efforts sont couronnés de succès au-delà de tout ce qu'ils avaient espéré.
Alors bonne Année Mondiale des Mathématiques 2000, dans l'ouverture et pourquoi pas dans l'audace !