Et jen dirais, et jen dirais, tant fut cette belle aventure |
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Culture Denis Guedj, Professeur dHistoire des Sciences, auteur de romans et douvrages sur les mathématiques et leur histoire n°10, décembre 1999 |
Débuter le récit de lespace et la geste des figures par une phrase aussi énigmatique que celle quEuclide déposa à la base des Éléments et que cette phrase soit une phrase négative, il fallait les Grecs pour le faire ! " Un point est ce dont il ny a aucune partie. " Cétait parti pour lodyssée de lespace, vécue comme celle des idéalités qui transcendent le réel - qui jamais ne lui sera réductible - et qui sappliquent si bien à sa diversité. Lidéel et le réel.
Par exemple, définir langle droit, non comme celui que fait la verticale avec lhorizon, le fil à plomb, mais comme celui qui comble légalité : lorsque deux droites se coupent, elles forment quatre angles. Voulons-les égaux. Cela se peut et cela ne se peut que dune seule façon. Voilà langle droit ! Et voilà du même coup les parallèles : les perpendiculaires dune perpendiculaire.
Pour les nombres, par contre, il ne faut pas trop compter sur les Grecs. Avant eux, heureusement, il y eut les Babyloniens. Après eux, les Égyptiens, les Chinois et les Indiens, après eux encore, les Arabes.
De la place vide à la quantité nulle
Long chemin que celui emprunté par les numérations écrites, au cours duquel se fit un double passage, celui de la quantité au nombre, celui des nombres aux chiffres, puis linvention de la notion de base, jusquà cet indépassable : la numération de position à laide de chiffres indépendants les uns des autres et avec un zéro.
Numération de position inventée par les Babyloniens il y a 38 siècles : la valeur dun chiffre dépend de sa position dans lécriture du nombre qui a charge de le nommer. La valeur qui dépend de la position, des signes qui ont des valeurs qui varient, il y a 38 siècles !
Triple invention, celle du signe zéro, du chiffre zéro, du nombre zéro. La première, en désignant la place vide dans une colonne par un signe, osait signifier une absence par une présence. La seconde, intégrant le signe, en fit un chiffre comme les autres, un chiffre qui permit lécriture du merveilleux 1001, deux zéro de suite dans le corps même du nombre. Puis, apothéose, la création du zéro-nombre. À la question : " combien y en a-t-il ? ", il permit de passer de " IL NY a rien. " à " IL Y a rien. ", de passer de la négative à laffirmative. Le zéro, " ce rien qui peut tout. ", inventé par les Indiens au Ve siècle nous donne le droit de pouvoir dire : " 2 2 égale zéro. "
Chiffres indiens qui permettent rien moins que deffectuer un calcul par lécrit et lécrit seul. Opérer non plus avec des objets matériels : cailloux, boules ou jetons, mais avec des mots. Calculer avec les noms des nombres eux-mêmes, il est difficile dimaginer quelle révolution ce fut ! Puis, ironie de lhistoire, voilà quavec linvasion des calculettes, on est rejeté huit cents ans en arrière avec les hommes du Moyen-Âge qui ne savaient calculer quavec des dispositifs matériels.
Et se mit à croître, lempire des nombres, entiers, rationnels, négatifs, réels, imaginaires, quaternions, irrationnels, transcendants, non standards, hyper réels, etc.
Tous les zéros sont égaux, toutes les infinités ne le sont pas. Pour porter le zéro sur les fonts baptismaux, une kyrielle danonymes, Babyloniens, Chinois, Indiens, Mayas. Pour accoucher sans douleur des infinis, un seul homme, Georg Cantor. Inventeur tout à la fois des infinis - il nous permit de mesurer " la force prodigieuse du continu " - et des ensembles : multiplicité considérée comme une unité.
Un seul zéro, une infinité dinfinis, mais pas " lensemble de tous les ensembles ".
La Main des Maths
Et puis cette formule ? La plus belle, dit-on, des mathématiques, découverte par Léonhard Euler. Belle parce quelle met en scène dans une même figure les cinq nombres les plus importants des mathématiques : 1, 0, p , i, e. Cinq, venus de tous les horizons, de toutes les périodes de lhistoire, cinq, dont rien ne laissait présager quils puissent être réunis dans ce véritable nud de vipère algébrique. Cinq, comme les doigts de la main, inextricablement liés pour exprimer la stupéfiante puissance opératoire des structures mathématiques. Cette formule, comment ne pas la voir comme LA MAIN DES MATHS !
eip + 1 = 0
Que dire de 1, sinon quil nest pas lautre ? Affirmant lexistence avant que dénoncer lunicité. Pour les Grecs, il nétait pas un nombre, mais ce par quoi chaque chose est.
Et de p ? Que cest lincursion de lespace dans les nombres, ce qui mesure la courbe parfaite du circulaire, ce quil faut payer quand on ne veut pas aller droit et que lon sobstine à tourner avec régularité. p , de peripheria, porte la responsabilité de limpossible quadrature du cercle.
Et de i, que litalien Bombelli nomma più di meno, le plus du moins ? Que cest cet i là qui permit lexistence de toutes les racines de toutes les équations algébriques. Que cest cet i là qui nous fit passer de lunidimensionnalité des réels à la bidimensionnalité plane des complexes.
Et de e ? Ceci : si vous avez énormément de lettres à envoyer, mais alors énormément et que, pervers épistolier, vous désiriez quaucune ne parvienne à son destinataire, cest-à-dire ne soit glissée dans lenveloppe portant la bonne adresse, sachez quelle probabilité votre vu a dêtre exaucé. Linverse de e : 1/e = 0,367878441171 Autant dire, plus dune chance sur trois quÉlise ne reçoive pas la lettre à Élise, pas plus quHéloïse la lettre à Héloïse. Allez-y ! Timbrez !
Théorèmes dexistence et dunicité dune part, théorèmes dimpossibilité dautre part. Impossibilité de trouver un nombre rationnel disant la longueur de la diagonale du carré de côté unité. Impossibilité de résoudre les Trois Problèmes de lAntiquité : quadrature du cercle, duplication du cube, trisection de langle. Impossibilité de construire à la règle et au compas (i.e. à coups (finis) de droites et de cercles) un cercle de surface égale à un carré donné - et inversement - un cube double dun cube donné. Impossibilité de diviser un angle en trois parties égales. Impossibilité de résoudre par radicaux les équations polynomiales de degré supérieur ou égal à 5. Et tant dautres théorèmes dimpossibilité qui transforment une impuissance en puissance, une faiblesse en force, les mille défaites les mille échecs, en la victoire resplendissante de la force de la démonstration, qui nous libère pour léternité davoir à tenter ce qui désormais est avéré impossible. Il faut le clamer : impossible est mathématique.