Le visage des mathématiques en biologie

Réciproques, Carte blanche à Alain Sarasin
Directeur de recherches CNRS
n°18, mai 2002

 

Quand je demande à mes étudiants en thèse de biologie s’ils ont besoin des mathématiques dans leurs recherches, la réponse est invariablement non, au sens strict des mathématiques apprises au lycée ! Évidemment, ils utilisent l’arithmétique tous les jours, voire quelques logarithmes, mais la géométrie dans l’espace, les fonctions ou les algorithmes leur semblent si lointains.

Et pourtant, nous utilisons tous les jours nos acquis mathématiques en biologie, médecine ou physiologie. La question posée dont la solution devrait être apportée par l’expérience en cours, la mise au point d’un protocole expérimental dont le nombre d’expériences doit être optimal, l’analyse et la quantification des données, toute cette alchimie nous l’avons petit à petit assimilée puis intégrée dans nos cours anciens de maths. Mais cette démarche est sous-jacente, processus incontournable que monsieur Jourdain n’aurait pas détecté et qui revient sans effort à la surface, au moment propice dans notre réflexion quotidienne.

Il existe, toutefois, une discipline biomédicale pour laquelle il faut par définition « faire des mathématiques », c’est l’épidémiologie. L’épidémiologie réside dans la recherche des causes des maladies, en prenant, non plus le malade comme un individu avec un nom et un passé donnés, mais en comparant des groupes d’individus malades à des témoins pour un caractère donné. Dans cette discipline, les biologistes mathématiciens se régalent car toutes leurs analyses et toutes leurs conclusions ne dépendent que de tests statistiques clairs et reproductibles, plus ou moins bien choisis pour arriver à une conclusion définitive. Évidemment dans cette approche, la notion de variabilité de M. X et de Mme Y. est totalement éliminée et de ce fait le caractère nécessairement variable, aléatoire et ciblé de la médecine disparaît artificiellement. Cette approche mathématique de la médecine et de la biologie a d’ailleurs eu pour conséquence pendant très longtemps de cliver le monde des épidémiologistes de celui des expérimentalistes qui ne parlaient pas le même langage.

Depuis quelques années, une nouvelle version de cette discipline est représentée par l’épidémiologie moléculaire. Ainsi, au lieu de dire que si vous fumez deux paquets de cigarettes par jour pendant vingt ans, votre risque de développer un cancer du poumon va être multiplié par cinq par rapport à votre voisin qui ne fume pas (approche purement statistique et anonyme), on peut montrer maintenant qu’avec le même nombre de cigarettes fumées votre risque pourra passer à dix si vous avez hérité de tel ou tel gène muté dans votre patrimoine génétique ou un risque de trois si vous n’avez pas hérité de ce gène ou si vous possédez un autre gène activé différemment de celui de votre voisin. C’est la notion de génétique individualisée pour laquelle nos plus brillants biologistes nous prédisent une sorte de carte à puces contenant pour chacun d’entre nous la description de tous nos gènes dans un avenir proche. Cela implique des millions d’informations à traiter (on peut rappeler ici que notre code génétique est formé de 3 milliards de paires de bases dont 0,01 à 0,1 % sont différentes entre chaque individu). On peut imaginer facilement que les analyses utiles  des données de cette taille, afin de découvrir des associations entre telles ou telles mutations et une prédisposition à une maladie particulière, nécessitent le développement de nouvelles approches mathématiques. Cette nouvelle discipline représente, à mon sens, une parfaite symbiose entre l’esprit mathématique classiquement décrit et une « cuisine biologique » qui serait moins intellectuelle mais néanmoins nécessaire. Pour qu’une telle alchimie soit efficace, il faut encore rapprocher les sciences du vivant et les mathématiques dès le collège ou le lycée.