Les mathématiques reines de l'avenir |
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![]() au laboratoire d'informatique fondamentale de Lille (CNRS) auteur de nombreux ouvrages sur les mathématiques n°20, mars 2003 |
Les mathématiques sont aujourd'hui plus importantes qu'elles ne l'ont jamais été. Les raisons en sont que notre monde est de plus en plus imaginé et construit, que le meilleur allié de l'inventeur est la maîtrise conceptuelle que donne l'abstrait, et que l'abstrait formel (les mathématiques) est sa forme la plus efficace.
Cette importance est évidente dans les sciences de l'information. L'informatique bien sûr en est une, mais bientôt la biologie en sera une aussi. S'il est facile d'argumenter pour défendre l'importance des mathématiques en informatique, je ne suis pas certain qu'on mesure bien aujourd'hui la révolution mathématique qui est en train de se produire dans les sciences de la vie. La découverte du code génétique, l'élucidation du support de l'hérédité et de ses mécanismes principaux, la compréhension sans cesse améliorée de la structure des gènes et de leurs actions et interactions, nous montrent que les êtres vivants sont des machines informationnelles complexes dont on peut, et on doit, faire les modèles mathématiques.
La " réduction " à un modèle abstrait informationnel des êtres vivants complexes est loin d'être réalisée et demandera sans doute des dizaines d'années voire des siècles. Cependant la locomotive est lancée, sollicitant de plus en plus de mathématiques. Prenons par exemple la phylogénie, science de la reconstitution des filiations entre espèces. Il y a trente ans tout se faisait à la main, principalement à partir des caractères morphologiques observés. Aujourd'hui ceux qui s'en occupent utilisent des données moléculaires ; leurs outils sont des appareillages complexes et des ordinateurs qui exécutent des algorithmes souvent conçus à grands coups d'idées mathématiques : graphes valués, bipartitions, modèles probabilistes, méthodes d'agglomération, calculs de distances, problèmes de minimisation, etc. Là où autrefois il n'y avait pratiquement pas de mathématiques, aujourd'hui il n'y a presque plus que cela et la discussion scientifique s'organise autour de problèmes en partie mathématiques.
L'enseignement des mathématiques à cause de cette importance accrue est soumis à un défi dont je ne crois pas qu'on évalue bien la difficulté : il va falloir réussir à faire aimer les mathématiques à un plus grand nombre et il va falloir que s'assimilent plus de concepts abstraits que cela n'était demandé hier. Dans tous les métiers qui se sont informatisés (secrétariat, typographie, gestion, dessin, etc.) la maîtrise véritable des ordinateurs ne peut être acquise que par ceux qui possèdent une certaine capacité d'abstraction que seules les mathématiques induisent. Les biologistes, qui hier pouvaient se contenter de savoir faire une règle de trois, doivent, s'ils ne veulent pas perdre pied, comprendre (au moins un peu !) ce que font les algorithmes qu'ils utilisent.
À l'inverse de ce que certains ont cru pouvoir annoncer, avec l'informatique les mathématiques ne sont pas devenues moins importantes, mais au contraire sont devenues centrales. L'ordinateur peut faire une grande quantité de calculs et de manipulations symboliques et la seule façon d'en garder le contrôle est de penser " au-dessus du calcul " c'est-à-dire dans l'abstrait formel qui est le domaine même des mathématiques.
Celui qui ne savait pas compter ne pouvait pas être commerçant, celui qui est incapable de maîtriser abstraitement son ordinateur sera inapte à une grande partie des métiers de demain. Les mathématiques seront reines dans le monde de l'information qui se construit aujourd'hui et c'est une lourde responsabilité qui est confiée à ceux qui doivent préparer les jeunes générations au monde passionnant (et mathématique) dont nous voyons la mise en place rapide : on a évalué que le milliardième ordinateur avait été vendu dans le cours de l'année 2002.