Commission de réflexion sur l'enseignement des mathématiques
Communiqué n° 4
27 novembre 1999


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La commission a examiné lors de cette réunion du 27 novembre trois dossiers : informatique, géométrie et calcul. Elle a d’autre part consacré un temps important à une réflexion sur le sujet " statistique-probabilité ". Vous trouverez en annexe la contribution d’Edmond Malinvaud à cette réflexion. Nous envisageons de diffuser éventuellement d’autres annexes prochainement.

Dossier sur l’informatique

Ce dossier a été initié par une intervention de Michel Merle, à partir d’un texte regroupant un certain nombre de questions et de réflexions des membres de la commission.

Les ordinateurs et l’informatique ont connu un développement explosif en cette deuxième moitié du XX siècle. De la machine de Von Neumann à l’ordinateur personnel puissant et maniable, capable de s’intégrer à un réseau, l’évolution semble fantastique. Elle est pourtant très récente.

Les mathématiciens, certains d’entre eux au moins (Von Neumann, Turing,…), ont été des acteurs de cette création, à côté d’autres spécialistes. Aujourd’hui la révolution informatique s’amplifie encore avec l’Internet. Les enjeux économiques annoncés sont énormes.

L’enseignement des mathématiques au Lycée et à l’Université peut-il rester à l’écart de ce mouvement ?

Michel Merle a alors posé trois questions pour faire avancer la réflexion

Comment l’irruption des ordinateurs a t’elle influencé l’évolution des mathématiques et la façon de les pratiquer ?

L’ordinateur a permis, par sa puissance de calcul, d’aborder certains objets sous un jour nouveau.

Le traitement par ordinateur pose de nouvelles questions et permet de revisiter certains domaines des mathématiques.

L’informatique a permis l’essor des mathématiques discrètes, de la logique appliquée, de l’algorithmique.

La vie des mathématiciens en a été changée.

On peut s’appuyer sur ces constats pour tenter d’esquisser une réponse aux questions suivantes :

Comment faire évoluer les programmes pour accompagner cette évolution ?

Introduire des rudiments d’algorithmique, de mathématiques discrètes.

Réfléchir aux structures de données.

S’interroger sur la complexité des algorithmes mis en œuvre.

Revisiter les contenus actuels.

Comment l’usage des ordinateurs peut-il aider ou transformer l’enseignement des mathématiques ?

 

Cette question renvoie immédiatement au problème de la formation initiale et continue des enseignants. Une donnée est à prendre en compte : le renouvellement par les recrutements nouveaux est de 3% l’an. A ce rythme on ne peut compter sur les seuls professeurs nouvellement formés pour faire évoluer l’enseignement des mathématiques : il faudra donc envisager un très gros effort au niveau de la " formation continue ".

Le tour de table qui a suivi cet exposé a fait apparaître de nombreuses questions de fond. En voici quelques unes en vrac :

Faut-il que l’enseignement aille jusqu’à la maîtrise d’un langage, ou doit-il se contenter de former à la maîtrise d’outils et de logiciels ?

La réflexion sur l’introduction des nouvelles technologies peut-elle être dissociée de celle sur le temps (rythme scolaire, temps d’apprentissage,…) ?

Quels sont les aspects positifs et négatifs que l’introduction de l’ordinateur va induire aussi bien dans l’apprentissage que dans l’évaluation ?

Quelle complémentarité peut-il y avoir dans un apprentissage conjoint mathématique et informatique ?

Quelle spécificité le " papier-crayon " doit-il garder par rapport à l’utilisation de logiciels ?

S’il doit y avoir un apprentissage de l’informatique, celui doit-il être spécifique, ou rentrer dans l’horaire mathématique ?

 

Un consensus de la commission est que l’introduction d’un enseignement d’informatique ne peut s’envisager que par un rajout important d’heures, sinon ce serait certainement au détriment des mathématiques. La complexité de ce dossier informatique a amené la commission à séparer un certain nombre de pistes pour mieux cibler et étudier certaines d’entre elles : les " TICE dans l’ensemble des disciplines ; les TICE dans les mathématiques ; les mathématiques nécessaires à l’informatique ; l’informatique, les mathématiques et la recherche ; l’informatique en tant que discipline…

Pour avancer sur ce dossier particulièrement important, un groupe de travail se réunira au début de l’année 2000.

 

Dossier sur la géométrie

Daniel Perrin avait envoyé à tous les membres de la commission un texte qui est un pré-rapport d’étape, dans lequel il avait déjà intégré la plupart des contributions qu’il avaient reçues. Mais il tient à reprendre ce texte et donc son travail pour y intégrer deux autres dimensions :

Roger Balian lui ayant envoyé un assez long message où il développe son point de vue de physicien, Daniel Perrin va réorganiser son texte afin d’en élargir la vision, ce qui renforcera son premier paragraphe " Pourquoi enseigner la géométrie aujourd’hui ".

Après son second paragraphe " La géométrie dans l’enseignement secondaire ", il veut compléter son texte par un troisième paragraphe " Enseignement de la géométrie demain " qu’il articulera autour de trois problématiques : quoi enseigner ; comment enseigner ; quelle formation des maîtres. Il veut pour cela demander l’avis et la contribution de praticiens, enseignants de collège et de lycée.

La commission donne mandat à Daniel Perrin pour mener à bien ce travail. Son texte constituera le premier rapport d’étape de la commission, et il sera diffusé au plus grand nombre au début de la prochaine année.

 

Dossier sur le Calcul

Ce dossier a été initié par Michèle Artigue qui a travaillé avec Jean-Pierre Kahane pour produire un texte qui a servi de base à son exposé. Elle a d’abord souligné la complexité du thème, puis proposé un certain nombre de pistes possibles pour aborder et structurer le travail de la commission. Le travail sur ce dossier débutant seulement, nous nous contenterons ici de présenter rapidement quelques unes de ces pistes.

Michèle Artigue souhaite que le travail articule deux dimensions : la dimension épistémologique et la dimension didactique. La réflexion épistémologique est en effet nécessaire mais ne nous informe pas sur les conditions de viabilité des choix qu’elle inspire.

Elle propose de plus de choisir pour structurer le travail un fil conducteur transversal : la distinction " calcul exact - calcul approché ", ces deux dimensions étant présentes dès les premiers contacts avec le monde du calcul et les premières approches des notions de nombre, grandeur, mesure et dimension.

Elle souhaite également accorder une attention particulière à la façon dont l’évolution des instruments de calcul influence à la fois les questions relatives au calcul et les façons de les traiter et à la diversité des formes que prend le calcul suivant les domaines mathématiques concernés.

Elle insiste enfin sur la nécessité de prendre en compte la diversité des rapports possibles au monde du calcul, sans hiérarchie entre ces derniers, pour penser l’enseignement dans les différents filières.

Pour avancer sur ce dossier, un groupe se réunira au début de l’année 2000.

 

Réflexion - débat sur " statistique-probabilité "

Ce sujet a été éclairé par quatre exposés de Marc Yor (Probabiliste), Edmond Malinvaud (Statisticien et mathématicien économiste) ; Lucien Birgé (Statisticien) et Claudine Robert (Statisticienne)

Marc Yor

Enseignant de probabilité en licence, maîtrise, DEA, Agrégation, Mar Yor a envie de répercuter sa passion pour les probabilités. Il pense que c’est un domaine où enseignement et recherche sont en forte interaction. C’est d’autre part un endroit privilégié pour " l’acte de modéliser " , et pour ceci il n’y a aucune raison de mettre en opposition le monde déterministe et le monde aléatoire.

A partir de cinq exemples, il a alors montré comment " revisiter " certains résultats classiques de l’analyse par un éclairage probabiliste.

Edmond Malinvaud

Edmond Malinvaud a articulé son exposé autour de deux questions :

Pourquoi est-il si difficile d’amener des étudiants à se familiariser avec des raisonnements sur le risque, l’aléatoire, l’induction, l’économie mathématique ?

Partant du constat que les étudiants ne sont à l’aise que si le problème est déjà mathématisé qu’ils restent souvent indécis, désemparés, hésitants si on leur demande le champ de validité de ce qu’ils viennent de faire et que d’une manière générale ils ne savent pas s’y prendre pour modéliser, il en conclut que ces étudiants n’ont pas été familiarisés avec ce type de raisonnement, d’où la nécessité de leur apprendre à travailler sur des " phases pré-mathématiques ".

S’il y a difficulté d’accès, comment faciliter cet accès ?

Une première réflexion doit porter sur les programmes en distinguant deux niveaux : des programmes optimaux en vue de la spécialisation attendue : statisticien, actuaire, professeur d’économie… ; un tronc commun où se travailleraient les modes de raisonnement déductifs spécifiques aux probabilités et statistiques, qui ne sont pas très nombreux.

Mais au delà des programmes, la question la plus importante est celle de la familiarisation la plus précoce possible, car elle demande du temps.

Ce pourrait être un des enjeux du lycée, en la confiant aux professeurs de mathématiques qui sont les mieux armés pour la mener à bien.

  

Lucien Birgé

Lucien Birgé a commencé par rappeler les trois aspects de la statistique :

La statistique institutionnelle : recueil, tri, stockage des données.

La statistique descriptive : représentation des données, recherche de " structures ", analyse exploratoire des données.

La statistique inférentielle : elle part du principe que les données sont une réalisation d’un objet aléatoire, d’où la nécessité de connaître des probabilités.

Axant la suite de son exposé sur la statistique inférentielle, il s’intéresse alors à la modélisation statistique, qui repose sur l’hypothèse fondamentale donnée ci-dessus (les données sont une réalisation d’un objet aléatoire) et sur l’hypothèse de travail que la série étudiée est une suite indépendante à densité inconnue. Les statisticiens utilisent alors trois niveaux de modélisation : paramétrique, non paramétrique classique, non paramétrique adaptatif. Le problème principal est de trouver un compromis entre la " complexité " et la " vérité ".

Lucien Birgé a alors illustré son propos par une étude de cas sur les histogrammes, qu’on peut appréhender à deux niveaux : façon de représenter les données ; modèle statistique paramétrique.

 

Claudine Robert

Claudine Robert a commencé par rappeler ce qui était pour elle un des enjeux fondamentaux de l’enseignement de la statistique en lycée : faire comprendre aux élèves la variabilité des distributions de fréquences obtenues par observation et la stabilité de la loi de probabilité choisie pour modéliser, qui est, elle, un objet mathématique. Elle a fait part d’activités menées en Terminale ES dans cet objectif et nous a proposé l’étude de phénomènes surprenants et la façon dont elle les avait modélisés.

 

La commission a trouvé dans ces exposés la confirmation qu’un bon enseignement de statistique ne peut se concevoir sans une bonne maîtrise des probabilités. Mais de manière plus précise, c’est la dialectique " statistique-probabilité " qui permet de donner un sens profond aux " belles activités " qui nous ont été proposées. Là encore se pose la question de la formation des enseignants : la plupart n’on jamais été formés à cette dialectique. On peut leur faire confiance pour s’auto-former si cet aspect des statistiques se développent dans l’enseignement. Mais cette auto-formation sera t’elle suffisante pour arriver au sens profond de cette dialectique.

 

Intervention de Didier Dacunha-Castelle

Didier Dacunha–Castelle nous a rejoint en fin de journée pour examiner avec nous un certain nombre de points concernant le fonctionnement de notre commission et ses missions. Après avoir reconnu que la commission avait démarré de façon tout à fait expérimentale, il a fait un court exposé où il nous a fait part de son sentiment sur un certain nombre de points :

Si on ne fait rien, on peut craindre qu’il n’y ait bientôt plus de mathématiques en lycée, bien que toute culture scientifique se fonde sur une bonne culture mathématique. En mathématiques, il n’y a pas eu le même mouvement d’évolution que dans d’autres disciplines, la tâche y étant sans doute plus difficile qu’en biologie ou en physique.

L’informatique ne semble pas avoir fait la même percée dans l’enseignement que dans la société, sauf peut-être en mathématiques et à un certain niveau. Ce problème du lien entre mathématiques et informatique peut être formulé en deux questions :

Comment intégrer l’outil informatique dans l’enseignement des mathématiques ?

Quelles mathématiques faut-il faire pour l’informatique ?

Le rôle de notre commission sur ce dossier " mathématiques-informatique " doit être un rôle prospectif qui doit permettre d’avancer d’abord sur les concours de recrutement, et ensuite sur une réflexion sur les contenus d’enseignement liée à cette arrivée de l’informatique (par exemple quelle géométrie faut-il garder ?).

Les autres problèmes (horaires, structures,…) ne sont pas du ressort de la commission. Ce sont des choix politiques, comme l’ a été l’AI (Aide Individualisée), dont l’objectif est de lutter contre la privatisation (recours à des heures particulières ou à d’autres structures) Cela repose sur le principe que l’école doit être son propre recours.

 

Si la commission considère tout à fait légitime que la question des horaires et des structures ne soit pas de son ressort, elle ne peut cependant évacuer cette dimension de sa réflexion. Si elle est tout à fait consciente de l’urgence de certains dossiers, comme celui de l’informatique sur lequel elle concentre actuellement une grande partie de son travail, elle rappelle que sa mission première est une réflexion à long terme. Si elle a fait le choix de mener de front une réflexion sur plusieurs dossiers, c’est pour permettre d’en mesurer leur complexité et leur interaction. Pour cela, elle a déjà produit de nombreux textes dont elle étudiera la diffusion possible lors de sa prochaine réunion plénière du 11 mars 2000.

 

La commission a fonctionné pendant plus de six mois sans aucun moyen. Les demandes réitérées de son président Jean-Pierre Kahane de rencontre avec le Ministre de l’Education Nationale n’ont pas abouti, malgré deux entrevues successivement prévues, mais qui ont du être annulées. C’est finalement avec Didier Dacunha-Castelle, conseiller spécial du ministre, que Jean-Pierre Kahane et Claude Deschamps ont pu résoudre un certain nombre de problèmes matériels. Il en reste quelques uns, tel par exemple la création d’un site Internet.

Les associations fondatrices ont toujours soutenu sans restriction notre commission. Leurs présidents ont envoyé un courrier commun au ministre dans ce sens, démarche qui a visiblement fait avancer notre dossier. La commission tient à les en remercier.

L’écho recueilli dans la plupart des milieux liés à l’enseignement des mathématiques montrent à la fois la reconnaissance de sa mission et l’attente qui est faite des résultats de ses travaux.

Devant l’absence de réponse du ministère à ses demandes et la précarité de ses moyens de fonctionnement, la commission s’est cependant posée la question de son maintien. Seuls un engagement politique plus marqué et un soutien institutionnel plus fort assureront sa survie à long terme. Seuls des moyens de fonctionnement à la hauteur de ses ambitions lui permettront le travail de profondeur et de qualité qu’on en attend.

Chacun des intervenants sollicités a accepté de venir nous aider dans notre réflexion. La plupart des membres de cette commission ont déjà fourni un gros travail et sont prêts à continuer à s’investir dans la mission qui leur a été confiée, à la fois importante et passionnante, délicate et lourde.

  

Pour la commission,
Jean-Claude Duperret et Jean-Pierre Kahane

 

Annexe

Communication de E.Malinvaud

27 novembre 1999

Comment puis-je servir au mieux votre groupe de réflexion ? Sûrement en faisant appel à mon expérience directe, même si elle est un peu ancienne, plutôt qu’en m’inspirant de ce que j’ai appris du fait de ma participation au Conseil National des Programmes du Ministère pendant cinq ans, ce à quoi je ferai référence dans la troisième partie de ce petit exposé.

Pour faire court je dirai que mon expérience directe a porté sur l’enseignement de la statistique économétrique, et à l’enseignement de l’économie mathématique, cela dans un cas comme dans l’autre à des étudiants sortant de l’Ecole Polytechnique ou d’un cycle scientifique.

Ma contribution consiste en une réflexion sur deux questions :

1 - Pourquoi est-il si difficile d’amener des étudiants bien sélectionnés, et bien formés par ailleurs, à se familiariser avec le raisonnement sur l’aléatoire et le risque, avec le raisonnement inductif sur les données statistiques, et avec même une bonne appréciation du sens des résultats obtenus par l’économie mathématique ?

2 – Puisqu’il y a dans les trois cas une difficulté d’accès à un champ important de la connaissance moderne, comment faciliter cet accès ? et à quels enseignants cela revient-il ?

Traitant de ces questions au niveau des seconds et troisièmes cycles universitaires, ce que je vais dire cherchera à être pertinent aussi aux niveaux inférieurs.

Je m’explique sur ma première question en essayant d’expliciter où est la difficulté.

Dans les trois cas, le raisonnement sur l’aléatoire, l’induction à partir de données statistiques, la recherche des résultats par l’économie mathématique, nos étudiants sont à l’aise dès lors que le professeur leur a entièrement spécifié un problème mathématique à résoudre. L’étudiant n’est pas nécessairement adroit pour la solution du problème, mais il a compris ce qu’il a à faire et il sait identifier quand il a réussi à résoudre le problème. En ce sens, il est à l’aise.

Mais uniquement dans ce sens très étroit. Si on lui demande de préciser le champ de pertinence, c’est-à-dire le domaine d’application, du problème mathématique et de la solution qu’il y a apportée, il se sent désemparé et très hésitant. A fortiori en est-il ainsi si on ne lui a défini aucun problème mathématique et qu’on l’a laissé libre du choix du raisonnement face à une situation concrète de risque, ou face à une base de données statistiques susceptible d’éclairer un phénomène concret. Il en va de même de l’étudiant confronté à une assertion floue de théorie économique qu’il faudrait soit invalider soit confirmer.

Dans les trois cas l’étudiant ne sait pas comment s’y prendre pour appréhender la pertinence du modèle mathématique qui lui est offert, a fortiori pour trouver le bon modèle à appliquer. Pourquoi cette incapacité à bien modéliser, ou même simplement à juger de la valeur d’un modèle proposé ?

Ce peut être d’abord parce que l’enseignement français a souvent été conçu comme devant être reçu passivement par les étudiants. Mais je crois qu’il y a plus, dans les domaines dont nous parlons. Il y a plus parce que, premièrement, les étudiants n’ont pas été assez familiarisés avec les phénomènes en cause, beaucoup moins familiarisés qu’avec les phénomènes du monde physique, considérés de plus comme certains et comme exactement observés. Il y a plus parce que, secondement, la bonne modélisation est moins évidente, donc plus délicate à trouver et moins persuasive, plus perfectible, quand on croira l’avoir trouvée.

Voilà quel est essentiellement mon diagnostic en vue d’expliquer le constat que j’ai fait sur mes étudiants quant à leur difficulté à assimiler nos approches sur toutes les phases prémathématiques de notre travail à nous probabiliste, statisticiens ou économistes.

Avant de vous exposer mes réflexions sur les moyens qui permettraient de faire face, du mieux possible, à cette difficulté, permettez moi une incidente concernant les programmes de mathématiques.

II

Il est bien entendu possible de faire l’inventaire des modes de raisonnement mathématiques déductifs utilisés dans une discipline, aux divers endroits et niveaux où elle est pratiquée. On peut ainsi concevoir des enseignements particuliers de mathématiques qui servent à former aux divers métiers, notamment à ceux de la recherche et de ses applications. On peut même se proposer de définir les programmes optimaux de mathématique qui formeraient :

Evidemment chacun de ces programmes optimaux, le mieux adapté dans chacun des cas à une finalité professionnelle particulière, comporterait un enseignement de base, visant à communiquer la compétence dans certains modes de raisonnement abstraits fréquemment employés dans de nombreuses disciplines. Il est même probable que, sans s’écarter sensiblement de l’optimalité, on pourrait regrouper en un même " tronc commun " les enseignements mathématiques de base de diverses filières professionnelles.

Je ne suis pas un spécialiste, je n’ai pas consacré beaucoup de temps à réfléchir sur ce que pourraient être les programmes mathématiques optimaux pour les métiers que je connais. Cependant je suis assez convaincu que, s’agissant des besoins en mathématiques déductives, ces programmes optimaux seraient déjà couverts en très grande partie par un tronc commun d’enseignements mathématiques. En d’autres termes les modes de raisonnement déductifs qui seraient nettement spécifiques aux probabilistes, aux statisticiens ou aux économistes ne me semblent pas devoir tenir beaucoup de place. Ce sentiment repose sur deux impressions :

Tout ceci est, vous le comprenez, intuitif plutôt que démontré. Mais je peux citer deux expériences personnelles qui corroborent en quelque sorte mes intuitions.

  1. A 27 ans, ayant eu une bourse pour travailler dans un centre de recherche de l’université de Chicago, j’ai soudain découvert, à ma très grande surprise, que l’on y enseignait des branches des mathématiques dont j’étais ignorant ; mais seconde surprise, quand j’ai suivi les cours correspondants, je me suis aperçu que j’avais de très bonnes bases, acquises dans nos enseignements français vieillots, et qu’apprendre la matière de ces cours modernes était très facile pour moi.
  2. L’économie mathématique fit une percée manifeste au milieu de ce siècle, alors qu’elle avait été précédemment réservée à de petits cercles très marginaux. Tout d’un coup nombre de professeurs et d’étudiants sentirent le besoin de se former aux mathématiques. Des cours furent alors donnés, des ouvrages publiés avec pour objectif l’enseignement des " mathématiques utiles aux économistes ". Je considère ces cours et ces livres comme ayant échoué, pour une raison bien simple : ou bien ils s’adaptaient à ce qu’était alors le niveau de formation mathématique de la plupart des économistes intelligents, mais ils en faisaient alors trop peu pour qu’étudiants ou lecteurs aient, grâce à eux, vraiment accès aux publications d’économie mathématique et d’économétrie, ou bien ces cours et ces livres cherchaient à aller jusqu’à une explication sérieuse de certaines des publications en cause et à la présentation des outils abstraits utilisés, mais alors les auteurs n’aboutissaient qu’à des exposés difficiles d’accès, utiles pour un champ très étroit de l’économie mathématique ou de l’économie.

Vous avez sans doute compris où je veux en venir. C’est à la proposition qui suit.

Nous avons certes besoin pour le traitement de l’aléatoire, pour l’inférence à partir des statistiques, pour la modélisation des théories économiques, de jeunes ayant bien appris des mathématiques. Mais les programmes grâce auxquels ils auront appris ces mathématiques importent assez peu. De toute façon, ils n’auront pas tout appris ; cependant, en admettant qu’ils aient acquis de bonnes bases générales, nous avons quasiment la garantie qu’ils sauront compléter leur compétence mathématique si éventuellement le besoin s’en fait sentir dans la poursuite de leur vie professionnelle.

J’en reviens donc à mon constat initial : oui mais le risque existe que, après cette formation mathématique générale, nos étudiants soient trop peu familiarisés avec l’aléatoire, avec l’inductif, avec les phénomènes économiques, le soient trop peu pour se sentir à l’aise dans le choix des modélisations pertinentes et efficaces. Alors qui peut leur donner cette familiarisation ?

 

III

La familiarisation exige du temps et un mûrissement progressif de la compréhension. C’est dire qu’il faut commencer assez tôt, dès l’enseignement secondaire même pour les futurs spécialistes. Chacun de ces spécialistes recevra dans sa discipline une formation beaucoup plus avancée que celle dispensée aux lycéens, mais il aura de la peine à l’assimiler alors s’il arrive à l’enseignement supérieur sans aucune préparation. Pour bien comprendre à l’université il faut qu’il dispose déjà en quelque sorte d’une culture de base concernant le traitement des risques, l’utilisation des données statistiques, la conceptualisation des phénomènes économiques.

Or de nos jours toute personne qui bénéficie d’une culture générale devrait aussi avoir la culture de base que je viens d’évoquer. En somme les objectifs à viser sont :

Selon ce schéma, il est inutile, je crois, que nous nous attardions aujourd’hui sur la conception des enseignements supérieurs en cause, qui seront évidemment donnés par des spécialistes des disciplines concernées. Je ne vois qu’une chose importante à dire. Elle concerne la position des professeurs de probabilité et des professeurs de statistiques par rapport aux professeurs de mathématiques déductives pures. Il serait vain de ma part de chercher à mettre en cause l’idée d’une hiérarchie dans les capacités intellectuelles des uns et des autres. En revanche, je dois plaider pour que les chaires de calcul des probabilités, et plus encore celles de statistique, soient plus nombreuse qu’elles le sont aujourd’hui. La répartition des postes marque un évident retard sur le développement rapide des professions concernant la traitement des risques, l’analyse des données et l’induction statistique.

Quant à l’enseignement dans les lycées, nous devons prendre pour données les corps de professeurs tels qu’ils existent. J’ai des idées assez précises sur le corps des professeurs de sciences économiques et sociales. Je pourrais être long à leur sujet. Je dirai simplement que nous devons faire confiance à ces professeurs pour familiariser les lycéens qu’ils auront comme élèves avec une première étude des phénomènes économiques et sociaux. Mais nous ne pouvons pas compter sur eux pour dispenser une formation en probabilité et statistique. Cela ne peut revenir, et dans toutes les filières, qu’aux professeurs de mathématiques.

Je connais beaucoup moins ce corps de professeurs. Mais je m’en fais une idée, selon laquelle beaucoup de ces professeurs ne sont pas eux-mêmes familiarisés du tout avec le traitement des risques et avec l’induction statistique. Dés lors, la première urgence consiste à diffuser cette familiarisation de façon à ce qu’elle atteigne tous les professeurs de mathématiques des collèges et des lycées, au moins tous les jeunes professeurs. J’imagine que réussir cela serait nettement plus important que réformer les programmes, ce à quoi je ne suis évidemment pas hostile et ce pour quoi je trouve fort judicieuses les idées exprimées notamment par Claudine Robert et Jean-Claude Duperret.