Commission de réflexion sur l’enseignement des mathématiques
Communiqué n° 6
11 mars 2000


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La commission de réflexion sur l’enseignement des mathématiques a un an. Son acte de naissance est la lettre adressée par Claude Allègre aux associations en réponse à leur demande d’une réflexion à long terme sur les évolutions à prévoir dans l’enseignement des mathématiques. Cette lettre a été et reste notre charte.

Nos relations avec le ministre et son cabinet n’ont pas été à la hauteur de nos espérances, mais nous nous sommes assurés un fonctionnement correct, et nous avons trouvé un mode de travail, chacun des membres de la commission exprimant ses idées et tentant d’assimiler celles des autres. Nous n’avons cessé d’être aidés et soutenus par les associations initiatrices, et nous apprécions que le message adressé à Jack Lang par l’APMEP suggère avec force que nos travaux soient publiés.

Les communiqués et le premier rapport d’étape sur la géométrie sont les éléments principaux de nos travaux. Un second rapport d’étape est en vue sur l’influence de l’informatique. Le travail entrepris sur le calcul que nous développons plus loin doit aboutir à un rapport d’étape à l’automne. Le travail à entreprendre sur les statistiques et la statistique doit viser à un rapport en début d’année prochaine. Nous aurons alors fait le point sur les initiatives éditoriales dans l’esprit de notre adresse aux mathématiciens.

D’ici là, les réactions à nos premiers travaux vont nous amener à approfondir et élargir les thèmes de réflexion ; c’est déjà le cas avec la géométrie. Nos rapports d’étape ne sont en effet que des étapes dans une réflexion collective et non des aboutissements définitifs.

Nous avons choisi de développer dans ce communiqué deux thèmes : des éléments du débat sur les mathématiques industrielles qui s’est tenu lors de notre réunion plénière du 11 mars ; l’évolution du travail du sous-groupe “ Calcul ”.

 

Débat sur les mathématiques industrielles

Nous commençons par l’introduction qu’en a fait Frédéric Bonnans :

Origine des mathématiques industrielles

Les mathématiques industrielles, qui seront comprises ici comme les mathématiques appliquées dans l'industrie, ont une double origine :

1) Les problèmes d'organisation et de logistique des armées américaines et anglaises. Sur ce sujet, on consultera avec profit le livre “ methods of operations research ”, par P.M. Morse et G.E. Kimball, Chapman et Hall, Londres, 1950. La théorie des probabilités, des files d'attente, des graphes est appliquée a des problèmes d'approvisionnement, des choix de tactique de bombardements, etc.

2) La physique nucléaire, avec en particulier les compétences réunies pour la mise au point de la bombe nucléaire américaine.

Les deux piliers des mathématiques industrielles, la recherche opérationnelle, “ science de l'organisation ”, et la simulation physique, ont profité du développement considérable du développement de l'algorithmique comme des capacités des ordinateurs.

En ce qui concerne la recherche opérationnelle, on peut citer en particulier l'application à la production d'énergie électrique par M. Boiteux à EDF, dans les années 60, et l'optimisation de la flotte comme du personnel des compagnies aériennes.

Parmi les applications les plus marquantes de la simulation physique, citons la conception d'avions (écoulements, analyse de structure, interaction fluide-structure), la recherche pétrolière, les processus industriels (coulée de métal, façonnage de métal, extrusion des plastiques).

Enfin il convient de noter l'importance du traitement d'images (analyse et synthèse) dans nombre d'applications : images satellites, cinéma, internet, médecine.

Mathématiques pures et mathématiques appliquées

Les mathématiques industrielles sont consommatrices de plus en plus de branches des mathématiques. Citons les applications de la géométrie différentielle à l'automatique, de la géométrie algébrique à la cryptographie, des processus stochastiques à la finance et l'économie. Une telle évolution remet en cause la distinction de fond entre mathématiques pures et appliquées, même s'il est vrai que les pratiques des mathématiciens diffèrent, suivant leur implications dans les applications industrielles. Il y a donc diversité sociologique mais unité de la discipline.

Place dans l’enseignement

L'existence des mathématiques industrielles a plusieurs conséquences importantes.

Une part significative des diplômes des grandes écoles d'ingénieur trouve un débouché dans ce secteur (souvent en relation avec la finance et l'informatique), mais le nombre de postes et laboratoires reste très faible.

L'université forme des étudiants en mathématiques à vocation industrielle, à travers les maîtrises de math appliquées et les DESS. Il n'en reste pas moins que les concours de recrutement de professeurs tendent à piloter le système dans un sens peu favorable aux mathématiques industrielles. L'université pourrait former beaucoup plus d'étudiants en mathématiques, à condition de leur donner une formation plus solide en informatique et algorithmique et, soit en physique, soit en gestion.

Dans le secondaire, il semble utile d'effectuer une sensibilisation des élèves à la modélisation. Plus généralement, il serait bon de faire mieux connaître différents aspects des mathématiques industrielles pour faire évoluer l'image de la discipline.

Cette présentation a été suivi de deux exposés :

Le premier a été fait par Alain Bamberger, chef de la division de mathématiques et informatique de l'IFP (Institut Français du Pétrole). Il a centré son exposé sur les “ partenariats ” entre les mathématiques et les autres sciences, en soulignant les points suivants :

Ø Importance de la géométrie 3D ; partenariats dans l'enseignement avec le dessin et la technologie.

Ø La démarche pédagogique par cours et projets.

Ø Importance de la culture de l'incertain et des approches statistiques.

Ø Les partenariats possibles avec l'économie, la géologie, l'enseignement expérimental.

Ø L'utilité du travail en équipe.

Le second a été fait par Christian Saguez, directeur de recherche au CNES. Nous donnons en annexe 1 le compte-rendu qu’il nous en a fait.

Le débat qui a suivi a permis de faire émerger un certain nombre de questions que devra se poser notre commission :

Ø Si le débat “ mathématiques pures-mathématiques appliquées ” semble un débat dépassé, on le retrouve au niveau de l’enseignement avec des questions comme l’introduction des statistiques ou de l’informatique.

Ø Si le “ çà sert ” ne serait à lui seul justifier une place importante dans l’enseignement, les exposés précédents montrent qu’il faut dépasser cette notion d’utilité : les mathématiques sont indispensables, incontournables. Le véritable enjeu de notre travail est de rendre “ lisible ” cette omniprésence.

Ø Ces exposés ont aussi mis en avant la notion de partenariat, de projet, de travail en équipe. Les TPE pourraient être une occasion de développer de telles pratiques. Au-delà se pose la question de faire se rencontrer deux cultures : celle de l’enseignement et celle de l’entreprise.

 

Etat des lieux du travail du sous-groupe “ Calcul ”

Quatre réunions ont été prévues pour le sous-groupe calcul : le 5 février, les 1er et 28 avril et le 20 mai. Une première version du rapport d’étape est prévue à l’automne 2000. La philosophie globale du projet a été résumée dans le communiqué 4, et nous donnons en annexe 2 un texte de Michèle Artigue, responsable de ce dossier, texte paru dans la Gazette de la SMF et qui reprend l’intervention qu’elle avait fait au nom de la commission.

Les premières réunions ont d’abord permis une réflexion reposant sur les interventions des membres de la commission travaillant dans ce sous-groupe :

Le 5 février, la réunion a été consacrée au premier pôle : nombres, grandeurs, mesure et plus largement au calcul dans la scolarité obligatoire. Elle a débuté par un exposé mathématique et didactique de Daniel Perrin sur grandeurs, mesures, nombres. Cet exposé a été suivi par une intervention de Guy Brousseau mettant en évidence la pluralité des univers associés à la mesure, et abordant plus généralement la question des obstacles didactiques induits par les positions épistémologiques inappropriées concernant le calcul véhiculées par les enseignants mais également les mathématiciens, lorsqu’ils parlent hors de leur domaine de spécialité. La séance a continué par deux interventions de Jean-Claude Duperret et Jean-Pierre Richeton qui ont abordé l’entrée dans les mondes algébrique et fonctionnel, Jean-Claude Duperret faisant à cette occasion un parallèle entre le rôle joué par la reconnaissance et les transformations de formes en géométrie et en algèbre. Michel Merle, enfin, a fait le lien entre calcul et informatique, lors de la réunion du sous-groupe maths-info qui faisait suite l’après-midi, en prenant l’exemple du programme de seconde et en pointant les thèmes de ce programme qui peuvent être exploités, notamment dans le domaine du calcul, pour soutenir une approche algorithmique de ce dernier, s’interroger sur des questions de complexité, poser les problèmes d’unification des formes, approcher enfin les idées d’approximation et de convergence.

Cette première réunion a été très riche, tant au niveau des exposés que des discussions qui les ont suivies. Nous n’avons cependant pas travaillé explicitement la question de l’évolution des besoins du calcul liée à l’évolution des instruments du calcul, qu’il s’agisse des calculatrices simples de l’école élémentaire, des instruments plus complexes (calculatrices scientifiques, graphiques, logiciels de calcul symbolique et tableurs) ensuite.

Michèle Artigue en a retenu, par rapport à la rédaction du rapport d’étape :

Ø Sur le plan épistémologique : la nécessité d’une clarification épistémologique sur les rapports entre nombres, grandeurs et mesure ; sur le plan didactique : l’attention à porter aux risques liés à un aplatissement trop précoce des grandeurs aux nombres, via les mesures ; la nécessité aussi, de ne pas aplatir la mesure sur son seul versant mathématique d’application mesure, en particulier à l’école élémentaire et au collège, mais de prendre en compte, en relation avec les autres disciplines scientifiques et la technologie, la diversité des problématiques associées à la mesure et des univers associés.

Ø La nécessité de souligner les liens entre calcul et raisonnement, pour battre en brèche l’opposition culturelle entre ces deux dimensions de l’activité mathématique et ses effets pervers. Ceci sera à illustrer d’exemples montrant comment peuvent se construire les rapports entre calcul et raisonnement, comment le calcul peut être engagé dans des démarches de preuve et ce, dès les débuts de la scolarité : planification, ordonnancement des calculs dans des tâches d’ordre numérique, raisonnements de calcul mental mettant en jeu, de façon flexible, des propriétés des nombres et opérations, fonctions de généralisation et de preuve du calcul algébrique dans les domaines numérique et géométrique, développement d’une intelligence du calcul algébrique mettant en jeu une “ géométrie des formes algébriques ”, les articulations forme / sens, démarches algorithmiques et raisonnements associés en termes de contrôles, de coûts et de complexité…

Ø La nécessité de bien mettre en évidence l’évolution des besoins mathématiques du calcul liés à l’évolution des instruments du calcul et la façon dont les nouveaux besoins rencontrent d’autres préoccupations déjà identifiées : par exemple, le contrôle des valeurs numériques produites rencontre les préoccupations concernant l’évaluation et la comparaison d’ordres de grandeurs ; le contrôle des formes produites par des logiciels de calcul symbolique rencontre les préoccupations concernant la structure des écritures algébriques, les rapports entre sens et dénotation ; le travail avec les tableurs rencontre les préoccupations sur le statut des lettres, variables, permet un travail sur la dépendance dans des expressions à plusieurs variables, avant que l’entrée dans le monde fonctionnel ne réduise momentanément l’étude des dépendances à celle de fonctions d’une variable.

Pour la séance du 1er avril plus courte, était prévue une réflexion sur les besoins du calcul à la transition lycée / université ainsi que sur les problèmes de travail sur les ordres de grandeur. La séance a été introduite par un exposé de Claude Deschamps, pointant un certain nombre de difficultés et besoins, à partir de son expérience en classes préparatoires. Cet exposé a été suivi d’une discussion informelle. Le travail prévu sur les ordres de grandeur n’a pu avoir lieu faute de temps.

Pour la séance du 28 avril, était prévue une réflexion sur les évolutions récentes des problématiques et approches dans les domaines du calcul exact et approché et les implications de ces évolutions pour l’enseignement. Cette réflexion a été introduite par un exposé de Jean-Pierre Kahane qui a d’abord donné un éclairage historique sur la notion de fonction, en montrant l’influence actuelle des ordinateurs et de l’informatique dans ce domaine, et a ensuite mis au débat un certain nombre de questions et opinions.

La réflexion du groupe veut aussi intégrer des apports extérieurs :

Ø Déjà un certain nombre de textes nous sont parvenus.

Ø Lors de la réunion du 28 avril, nous avons reçu Stanislas Deheane, chercheur au CEA, qui a fait le point sur les connaissances issues des travaux menés en sciences cognitives dans le domaine du nombre.

Ø Pour la séance du 20 mai, il est prévu : de recevoir un(e) spécialiste de calcul formel, de revenir aux problèmes liés à l’enseignement du calcul au niveau lycée et entrée à l’université, en prenant en compte la diversité des filières, de revenir aussi sur la question des rapports avec les autres disciplines, abordée lors de la dernière réunion plénière de la commission.

La prochaine réunion plénière de la commission est fixée au 3 juin.

 

Annexe 1 : Quelques réflexions sur les mathématiques et l'enseignement

Christian Saguez

Cette note rassemble quelques réflexions, suite à une présentation faite auprès de a Commission pour les Mathématiques, présidée par J.P. Kahane.

1.Les mathématiques sont un des éléments clés dans l'ensemble des secteurs industriels, tant pour la conception des produits que pour leur exploitation.

Quelques exemples permettent d'illustrer ce point :

a) Dans le secteur des technologies de l'information et de la communication, les exemples sont extrêmement nombreux. Citons :

La modélisation et la conception des systèmes d'information avec la théorie des files d'attente.

• Les techniques de compression de l'information avec par exemple l'utilisation de la théorie des ondelettes.

• La cryptologie et l'étude de la complexité sont quasi une discipline mathématique.

• Les techniques associées aux moteurs de recherche ou d'analyse d'information font appel aux techniques des graphes ou à l'analyse des données.

L'informatique, les télécommunications, l'audiovisuel forment ainsi avec les mathématiques un véritable continuum.

b)Dans les domaines des hautes technologies, tels que l'automobile (d'autres secteurs Aéronautique - Espace - Energie - Défense… auraient pu être considérés).

On peut ainsi citer :

c) Dans tous les aspects de la vie courante :

Ces quelques exemples montrent :

2. En complément de leur rôle essentiel dans de nombreux secteurs économiques, les mathématiques ont, au niveau de l'enseignement, un rôle éducatif de premier plan.

Dans ce cadre, l'enseignement des mathématiques, comme de toute matière scientifique, doit disposer d'une composante expérimentale : il convient de faire manipuler les mathématiques. De nombreux outils logiciels permettent de mettre en œuvre ces expérimentations : Mapple, Matlab pour l'étude des systèmes dynamiques, Cabri Géomètre pour la géométrie par exemple.

Conclusion :

Les mathématiques sont une science dynamique, en évolution rapide, essentielle dans tous les secteurs industriels, notamment de la haute technologie.

Les enseignements de ceux-ci doivent faire apparaître ces éléments en démontrant par une approche expérimentale leur rôle et les applications associées, tout en apportant une méthodologie rigoureuse d'analyse de problèmes ou situations complexes.

 

Annexe 2 : Calcul et démonstration

Michèle Artigue, Université Paris 7, Denis Diderot, Responsable du sous-groupe “ Calcul ”

La commission de réflexion sur l’enseignement des mathématiques a choisi de faire du “ calcul ” un de ses thèmes de réflexion prioritaires et Jean Pierre Kahane m’a chargé de piloter le travail de la commission sur ce thème. C’est sans aucun doute à ce titre que j’ai été sollicitée par la SMF pour introduire la partie du débat concernant calcul et démonstration. Le travail de la commission sur le calcul n’en est cependant qu’à ses débuts. Je me bornerai donc à préciser les axes selon lesquels nous avons choisi d’organiser la réflexion ainsi que quelques principes directeurs susceptibles de la guider, avant d’envisager les rapports entre calcul et démonstration. Il s’agit là d’un sujet extrêmement vaste. Je souhaiterais l’aborder sous un angle précis : celui de la transition lycée / université qui nous pose aujourd’hui à tous problème.

 

I. Quelques axes et principes directeurs pour organiser la réflexion sur le thème “ calcul ”

Précisons que ce qui suit correspond à une réflexion préliminaire et n’engage en aucun cas la commission dans son ensemble. Toutes les critiques, suggestions et contributions seront pour nous les bienvenues.

1. Articuler dans la réflexion deux dimensions complémentaires : la première que je qualifierai “ d’épistémologique ”, la seconde de “ didactique ”

La dimension épistémologique du travail visera à élucider la place, les fonctions du calcul dans les mathématiques actuelles, la diversité des pratiques qui s’y rattachent suivant les domaines mathématiques concernés, suivant aussi le type de travail que l’on effectue dans ces domaines. Elle visera aussi à comprendre comment l’évolution des instruments du calcul influence le champ des problèmes relevant du calcul, la façon de les poser, la manière de les résoudre. Il va sans dire que la réflexion, ici, rencontrera celle menée par ailleurs sur les rapports entre mathématiques et informatique.

La dimension didactique du travail visera à élucider la façon dont cette réflexion épistémologique peut être exploitée pour interroger l’enseignement de ce qui relève du calcul, de l’école élémentaire à l’université, pour penser des évolutions souhaitables et/ou nécessaires de ce dernier, pour penser aussi les moyens nécessaires à ces évolutions, notamment en termes de formation des enseignants. Il me semble important, dans cette seconde dimension tout particulièrement, de savoir tirer les leçons du passé. La réflexion épistémologique peut et doit nourrir la réflexion sur l’enseignement, mais il ne faut pas non plus en surestimer les apports. Elle ne nous informe pas sur la viabilité des choix qu’elle peut inspirer, sur les conditions de cette viabilité. Quand j’ai étudié l’évolution de l’enseignement de l’analyse au lycée sur ce siècle [1], j’ai été frappée de voir comment les choix faits, au début des années 80, de promouvoir une entrée progressive des élèves dans le champ de l’approximation, en évitant à la fois une formalisation prématurée et une analyse réduite à des pratiques algébriques, tout à fait séduisants sur le plan épistémologique, s’étaient vus peu à peu dénaturés dans la réalité de l’enseignement, faute en particulier d’avoir mesuré le coût de la maîtrise technique de l’approximation requise. Il me semble du ressort de cette commission de réfléchir sérieusement aux conditions de viabilité de tel ou tel choix, en prenant en compte à la fois les enseignants et les élèves, sans pessimisme ni idéalisations excessives. Je voudrais préciser que ceci ne signifie en aucun cas pour moi renoncer à avoir des ambitions pour l’enseignement des mathématiques, loin de là, mais souligner que le travail d’étude des moyens de réaliser telle ou telle ambition, a priori légitime, est aussi important que celui de déterminer les ambitions.

2. Structurer la réflexion selon les deux axes calcul exact – calcul approché

S’agissant d’un thème aussi vaste, il est nécessaire de trouver des fils conducteurs pour structurer la réflexion. On pourrait les chercher dans la distinction des grands domaines mathématiques rencontrés progressivement au fil de la scolarité, qui organisent le rapport à cette entité complexe qu’est le calcul. Il nous a semblé préférable de les choisir plus transversaux, tout en ménageant un espace spécifique pour les premiers contacts avec le monde du calcul, à l’école élémentaire et au début du collège, centré autour des notions de nombre, grandeur, mesure et dimension. Nous avons de fait choisi comme fils conducteurs les deux axes du “ calcul exact ” et “ du calcul approché ”. Le choix d’éléments transversaux tels ceux évoqués ci-dessus me semble présenter plusieurs avantages :

3. Accorder une grande importance à la façon dont les instruments actuels du calcul influent sur les pratiques de calcul, sur les besoins mathématiques du calcul

Cette question des instruments de l’activité mathématique est sans aucun doute une question cruciale aujourd’hui et elle se pose des débuts de l’école élémentaire à l’université. Le domaine du calcul y est particulièrement sensible car une vision étroite de ce dernier peut laisser penser que les instruments étant aujourd’hui susceptibles de prendre en charge une partie du travail technique qui nous était dévolu, il n’est plus besoin d’apprendre. Il importe sans aucun doute à la commission de montrer que, si des équilibres nouveaux doivent se constituer, si les besoins mathématiques changent, une pratique mathématique instrumentée intelligente, efficace et contrôlée est une pratique qui nécessite des connaissances mathématiques substantielles.

4. Etre attentifs à la diversité des formes que prend le calcul suivant les domaines

et aux questions que pose cette diversité à l’enseignement. Derrière le terme “ calcul ” se cachent des mondes différents qui partagent bon nombre d’objets mais ne les traitent pas de façon identique. On sait que ceci pose aux élèves des difficultés résistantes, dans la transition entre arithmétique et algèbre, entre algèbre et analyse. Il importe sans doute à la commission d’être sensible à ces changements dans les rapports aux objets du calcul, aux reconstructions que ces changements nécessitent et que l’enseignement oublie trop souvent de prendre en charge.

5. Etre sensible enfin à la diversité des rapports possibles au monde du calcul et des besoins mathématiques dans ce domaine des différentes catégories d’élèves et étudiants, au delà de la scolarité commune.

Il me semble en effet nécessaire de s’interroger, en particulier au niveau de l’université mais sans aucun doute dès le lycée, sur les formes de validation du calcul, sur les niveaux de formalisation qui nous semblent souhaitables, raisonnables, compte-tenu des publics auxquels nous nous adressons, compte-tenu des enjeux différents qu’aura nécessairement l’enseignement des mathématiques, pour ces différents publics. A mes yeux, il n’y a pas un rapport idéal au calcul dont tous les autres seraient des affaiblissements, voire des dénaturations, même si le monde de l’enseignement tend à nous enfermer dans le piège de cette vision. Il existe une multiplicité de rapports, avec des fonctionnalités, des efficacités diverses qu’il serait vain voire nocif de vouloir organiser dans des rapports hiérarchiques.

 

II. Calcul et démonstration dans la transition lycée / post-bac

Je n’ai pas la prétention, dans cette brève introduction, de présenter une analyse approfondie de la question des rapports entre calcul et démonstration, même en me limitant à la transition lycée / post bac. Je me bornerai à soulever un certain nombre de problèmes qui, du fait de mon expérience d’enseignante mais aussi de chercheur en didactique, me semblent pertinents pour lancer ce débat.

1. Les décalages entre la culture mathématique du lycée et la culture universitaire du calcul 

Nous sommes de plus en plus sensibles à ces décalages qui nous semblent s’accroître d’année en année. Ils ne se posent pas de la même façon dans tous les domaines, par exemple en algèbre comme en analyse. En algèbre, les étudiants rencontrent un monde totalement nouveau : celui des structures algébriques et les calculs nouveaux, tant dans leurs objets que leurs techniques, qui lui sont associés. En analyse, le dépaysement est moindre, beaucoup d’objets sont déjà familiers mais les rapports à ces objets vont rapidement bouger. Pourtant, il faut éviter le schématisme. Si l’on considère la majorité des enseignements actuels de DEUG première année, on ne peut dire que l’on passe brutalement d’une analyse intuitive et algébrisée à une analyse formelle, centrée sur l’approximation. Comme le montre bien la thèse récente de Frédéric Praslon sur la notion de dérivée [2], le décalage culturel que nous ressentons résulte plus d’un amoncellement de micro-ruptures que d’une seule rupture fondamentale. Ces micro-ruptures s’expriment notamment en termes d’autonomie nécessaire de l’étudiant dans la résolution des tâches qui lui sont proposées, en termes d’éclatement des problèmes et des méthodes permettant de les résoudre, en termes de rythme d’introduction d’objets ou questions nouvelles, en termes de complexité technique du calcul et de rapport à la généralité. Tout ceci s’oppose au monde du lycée, peuplé de tâches bien calibrées portant sur des objets particuliers, de techniques bien routinisées, où le guidage est présent dès que l’on s’écarte des sillons tracés. Cela crée entre les exercices de terminale S et ceux de première année de DEUG un véritable saut, même lorsque les exercices concernent des objets a priori connus, même lorsque, ne s’engageant pas dans une analyse des e, h, on s’appuie, comme au lycée, sur de solides théorèmes relais pour justifier et conduire le calcul. Là où, selon la terminologie introduite par Aline Robert [3], des connaissances de niveau technique ou mobilisable à la rigueur suffisaient, on exige maintenant des connaissances disponibles.

2. Le rapport aux instruments de calcul

L’enseignement des mathématiques au lycée est un enseignement avec calculatrices. Mais l’intégration de ces outils à l’enseignement reste pour l’instant marginale : il s’agit plus d’une utilisation sauvage, tolérée que d’une intégration, avec tous les vices que cela induit. Les élèves qui arrivent à l’université ont l’habitude de fonctionner avec des calculatrices mais ils ne contrôlent pas, dans leur très grande majorité, cette utilisation. L’enquête faite il y a trois ans pour la SMF avec Pierre Jarraud montrait que d’une part, la réaction de l’université à cet état de fait était majoritairement de bannir les calculatrices et que, d’autre part, l’introduction d’outils logiciels de calcul correspondant mieux à la pratique professionnelle des mathématiciens restait marginale. Personnellement, ceci ne me semble pas raisonnable. On calcule avec les instruments de calcul de son temps. Ceci d’autant plus que les recherches menées au niveau du lycée ces dernières années montrent bien comment la question du contrôle et d’une pratique mathématique efficace avec les outils graphiques et formels dont on dispose aujourd’hui est génératrice de questions mathématiques riches et à la portée des élèves et de besoins en connaissances [4].

On sent poindre aujourd’hui une évolution, notamment parce que les enseignements de méthodologie, parfois par défaut d’autres idées vis à vis de contenus possibles, sont utilisées pour une initiation à des outils de calcul comme Maple ou Mathematica. Mais il y a sans doute à penser sérieusement ces initiations en prenant en compte la culture machine des élèves de lycée et en essayant d’amener les étudiants, de façon plus globale, à une gestion plus contrôlée de leurs instruments de calcul.

3. L’opposition calcul / démonstration

Pour nos étudiants, le monde du calcul et le monde de la preuve, de la démonstration sont deux mondes en opposition et ceci a des conséquences pour le moins fâcheuses. Le monde de la démonstration est culturellement pour eux associé à la géométrie[1]. C’est dans cet univers qu’au collège ils ont commencé à apprendre à démontrer, c’est dans cet univers que, tout au long du lycée, ils ont produit, rencontré des démonstrations. Il est significatif de ce point de vue de considérer les enseignants débutants en deuxième année d’IUFM. Comme le montre bien la thèse en cours d’Agnès Lenfant [5], quand on demande à ces débutants de préciser quelles fonctions ils voient à l’algèbre, l’idée que ce domaine puisse servir à prouver, notamment des propriétés numériques, n’est jamais spontanément évoquée. Le fait que l’on puisse exploiter d’autres domaines que la géométrie pour initier les élèves à la rationalité mathématique semble pour eux une réelle découverte. Nous venons de citer le cas de l’algèbre mais le calcul au sens large est un domaine où, dès l’école élémentaire, le raisonnement, la planification des actions, l’argumentation peuvent être mobilisés pour préparer et amorcer cette entrée dans la rationalité mathématique ; l’ouvrage que vient de publier l’équipe ERMEL de l’INRP [6] le montre bien.

Nous entendons souvent dire que les étudiants qui arrivent à l’université ne savent pas démontrer, qu’ils manquent complètement de logique. Ce diagnostic me semble pour le moins rapide. Les étudiants qui nous arrivent savent peut-être produire des démonstrations, mais dans un monde mathématique qui ne vit plus pour eux à l’université : celui de la géométrie synthétique. Il leur faut à l’université élargir leurs pratiques de démonstration à d’autres domaines, en particulier à l’univers ensembliste. Jean Luc Dorier et Marc Rogalski ont bien montré dans leurs recherches [7] combien un certain nombre de difficultés des étudiants en algèbre linéaire tenait à leur méconnaissance de ce monde ensembliste, des techniques spécifiques de preuve qui s’y développent, si loin pour eux de celles qu’ils ont eu l’habitude de pratiquer. On peut penser que la réintroduction de l’arithmétique, en terminale, peut aider à faire bouger la situation, en ouvrant d’autres espaces à l’activité de preuve dans le secondaire. Encore faut-il que les potentialités ainsi offertes soient réellement exploitées par le système et que le travail en arithmétique ne se réduise pas rapidement à la résolution stéréotypée de quelques exercices types.

4. Les besoins logiques de l’activité mathématique

Nous avons insisté dans ce qui précède sur la dépendance des techniques de démonstration des domaines mathématiques concernés et sur la difficulté qu’ont nos étudiants à prendre la mesure de ce phénomène et du travail à effectuer pour s’y adapter, vu la coupure qui existe pour eux entre le monde de la géométrie où l’on démontre et les mondes du calcul (algèbre, analyse, probabilités, statistiques). Il n’en demeure pas moins que des problèmes plus fondamentaux sont loin d’être résolus à l’entrée en DEUG, comme l’ont bien montré les travaux de Marc Legrand par exemple [8]. Les techniques de débat scientifique qu’il utilisait en début de DEUG l’ont en effet amené à constater que bon nombre d’étudiants débutants n’avaient pas une claire compréhension des distinctions entre logique quotidienne et logique mathématique et à élaborer des situations permettant de travailler cette distinction. La logique quotidienne obéit par exemple au principe du maximum d’information, l’exception y confirme la règle, le vrai se doit d’y être utile et le contraire y joue souvent le rôle de négation, on y change pragmatiquement les énoncés en fonction du sens véhiculé. Cette logique imprègne notre fonctionnement culturel et social, elle ne s’efface pas miraculeusement derrière la logique mathématique.

Les besoins en logique de nos étudiants ne se résument pas cependant à une sensibilisation à cette distinction entre logique quotidienne et logique mathématique. Et, sur ce point, je voudrais insister sur le fait que ces besoins logiques ne relèvent pas du seul calcul propositionnel. Les démonstrations de la géométrie du secondaire peuvent conforter dans cette illusion car la structure des énoncés y est peu complexe mais, comme l’a bien montré notamment Viviane Durand Guerrier dans sa thèse [9], les besoins logiques des mathématiques universitaires relèvent du calcul des prédicats. Comment remplir ces besoins ? Les réponses à cette question sont loin d’être évidentes car il semble bien qu’il ne suffise pas d’enseigner la logique correspondante pour qu’elle soit injectée dans un contrôle des raisonnements. Nos raisonnements sont contextualisés. La nature des objets concernés, ce que nous en connaissons, le caractère plausible ou non des résultats obtenus prime dans le contrôle exercé et le contrôle logique joue un rôle second. Il est d’autant plus difficile pour nos étudiants débutants que les énoncés formalisés sur lesquels il s’exerce sont pour eux des objets très peu familiers, compte-tenu des limitations de l’enseignement secondaire dans ce domaine.

J’ai dans ce qui précède, choisi ces quelques points pour ouvrir le débat sur calcul et démonstration. Je ne prétends en aucun cas avoir fait le tour de la question, ni avoir fait les choix les plus judicieux, j’ai simplement cherché à soulever quelques questions, affiché des points de vue, dont je pense qu’ils peuvent susciter un débat utile au sein de notre communauté.

Références

[1] Artigue M. (1996) Réformes et contre-réformes dans l’enseignement de l’analyse au lycée (1902-1994), in B.Belhoste, H.Gispert, N.Hulin (eds), Les sciences au lycée – un siècle de réformes des mathématiques et de la physique en France et à l’étranger, p. 195-216, Vuibert, Paris.

[2] Praslon F. (2000) Continuités et ruptures dans la transition terminale S / DEUG Sciences en analyse. Le cas de la notion de dérivée et son environnement, Thèse de doctorat, Université Paris 7 Denis Diderot.

[3] Robert A. (1998) Outils d’analyse des contenus mathématiques à enseigner au lycée et à l’université, Recherches en Didactique des Mathématiques, vol. 18.2, p. 139-190.

[4] Guin D. (ed) (1999) Calculatrices symboliques et géométriques dans l’enseignement des mathématiques, Actes du colloque européen de la Grand Motte, mai 1998, IREM de Montpellier.

[5] Lenfant A. La construction de la professionnalité enseignante en algèbre chez les enseignants débutants, Thèse de doctorat en cours, Université Paris 7 Denis Diderot.

[6] Douaire J. & Hubert C. (eds) (1999) Vrai ? Faux ? … On en débat ! De l’argumentation vers la preuve en mathématiques au cycle 3, INRP, Paris.

[7] Dorier J.L. (ed) (1997) L’enseignement de l’algèbre linéaire en question, La Pensée Sauvage, Grenoble.

[8] Legrand M. (1993) Débat scientifique en cours de mathématiques et spécificité de l’analyse, Repères IREM n°10, p. 123-158.

[9] Durand Guerrier V. (1996) Logique et raisonnement mathématique, Thèse de doctorat, Université de Lyon 1.

 

 

[1] Rappelons que le thème de la géométrie a fait l’objet du premier rapport d’étape de la commission et que le lecteur peut s’y référer pour une réflexion approfondie sur les questions d’enseignement de la géométrie et sur le rôle de la géométrie dans l’apprentissage de la démonstration.