Commission de Réflexion sur l’Enseignement des Mathématiques
Communiqué n°9

1 avril 2001

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La commission s'est réunie le 10 mars 2001. Son président Jean-Pierre Kahane a commencé cette réunion en accueillant ses nouveaux membres et en remerciant celles et ceux qui ont contribué à la réflexion et aux productions de cette commission et qui ont fait le choix de ne pas renouveler leur mandat aux bout de ces deux années de fonctionnement.

Les nouveaux membres sont : Rémy Coste ; Catherine Dufossé ; Yves Escoufier ; Catherine Houdement ; Francis Labroue ; Marc Rosso.

Les anciens membres "partants" sont : Michel Broué ; Guy Brousseau ; François Dusson ; Olivier Faugeras ; Sylviane Gasquet ; Jean-Pierre Richeton.

Vous trouverez en annexe 1 la composition de la nouvelle commission.

Jean-Pierre Kahane a alors fait la lecture d'une lettre que lui a adressée Luc Ferry, président du Conseil national des programmes, dans laquelle il regrette tout d'abord de ne pouvoir participer à cette réunion, et rappelle les missions de notre commission (l'annexe 2 donne l'intégralité de cette lettre).

Jean-Pierre Kahane a mis en avant trois points particuliers de cette lettre :

Ø la proposition faite d'une publication de nos travaux sous l'égide du CNP ;
Ø le souhait que la commission engage une réflexion supplémentaire sur l'enseignement des mathématiques en Europe ;
Ø la participation de la commission à un colloque européen à la fin de l'année 2001 sur l'histoire et la langue maternelle dans ses différents aspects (apprentissages premiers, maîtrise de la langue, littérature…).

Le tour de table qui a suivi a montré tout l'intérêt de la commission  pour cette dernière proposition. Il reste à étudier la spécificité des mathématiques dans un tel colloque, et les modalités de notre contribution.

La commission a redéfini de façon claire le statut des différents textes qui ont circulé et circulent dans le cadre de ses travaux. Elle les a classés en trois catégories :

1) Textes communiqués publiquement à la commission.

Ces “ textes ” proposés à la commission par des auteurs, des associations,…, ou des membres de la commission seront après examen, soit “ versés au dossiers ”, soit “ non versés au dossiers ”, sans que la commission ait à justifier ses choix.

2) Textes internes à la commission.

Ce sont des textes de travail de la commission qui ne devront pas en sortir : compte-rendus de séance, notes internes, transcriptions approximatives de la pensée,…

3) Textes de la commission

Ce sont des textes diffusés sous le contrôle de la commission et de son président (essentiellement les rapports d'étape et communiqués).

A ces textes, s'ajoutent maintenant des productions de membres de la commission faites à la suite de ses travaux, ainsi que des projets d'annexes aux différents rapports d'étape déjà produits. La commission a décidé que ce type de production pouvait recevoir, après délibération et accord de tous ses membres, "l'estampille" officielle de documents complémentaires à un rapport d'étape. Cette décision sera alors signalée dans un communiqué.

La commission a alors examiné trois textes pour leur adoption définitive avant diffusion au plus grand nombre :

Le rapport sur le calcul :

Michèle Artigue qui avait en charge de coordonner les travaux de la commission sur ce thème a proposé une dernière version qui intégrait toutes les dernières remarques et propositions faites sur les versions précédentes (propositions émanant aussi bien de la commission que de spécialistes extérieurs). Ce rapport a été adopté à l'unanimité lors de cette réunion du 10 mars.

Le rapport sur la statistique et les probabilités :

Pour ce rapport, Claudine Robert s'est assurée à la fois de la réflexion de la commission et de l'apport de spécialistes extérieurs à la commission. Elle a proposé une nouvelle version qui a fait l'objet d'un long débat. Une version définitive intégrant tous les éléments de ce débat, a été proposée à la commission le 24 mars 2001.  Ce rapport a été adopté par courrier électronique.

Présentation des rapports et recommandations :

Ce document a un double objectif : faire une synthèse de la réflexion de la commission sur ces deux années ; être un "chapeau" pour les quatre rapports d'étape. Jean-Pierre Kahane, chargé de cette synthèse, a proposé une  nouvelle version qui a fait l'objet d'un dernier débat. Une version définitive a été proposée à la commission le 20 mars 2001. Ce texte a été adopté par courrier électronique.

La commission a toujours eu pour souci principal d'avoir le meilleur éclairage possible sur les évolutions des mathématiques et de leur enseignement. Pour cela, à chacune de ses réunions plénières, elle fait appel à des spécialistes reconnus dans les domaines les plus diversifiés possibles. C'est dans ce cadre que Nicolas Bouleau, professeur à l'Ecole des Ponts et Chaussées et auteur de l'ouvrage "Philosophie des mathématiques et de la modélisation" nous a proposé une réflexion sur "la modélisation comme langage d'expression". Cet exposé a été suivi d'un large débat. Vous trouverez en annexe 3 un résumé de son intervention.              

Cette réunion du 10 mars s'est terminée par une discussion sur l'orientation du travail de la commission. Jean-Pierre Kahane a proposé d'instaurer une sorte de bibliothèque virtuelle sous forme de recensions d'ouvrages pouvant intéresser le travail de la commission. Les résumés, d'une dizaine de lignes seront à adresser à Claudine Ruget. Puis il fait la revue des pistes de travail pour les mois à venir.

Les directions de travail de la nouvelle commission pourraient être :

Ø Un travail sur l'évolution des concours en liaison avec l'évolution de l'enseignement : concours de recrutement et concours d'entrée aux grandes écoles.

Ø Un travail sur l'évolution des premiers cycles universitaires : Rémi Langevin qui a déjà réfléchi à cette question pourrait être responsable du travail sur cette question.

Ø Les rapports sur le calcul et la géométrie pourraient donner lieu à des recommandations concernant la formation des enseignants : Michèle Artigue et Daniel Perrin pourraient coopérer sur ce sujet.

Ø La lettre de mission du Ministre demande de croiser les thématiques avec les différents niveaux d'enseignement. Concernant l'enseignement technologique et professionnel, Yves Escoufier accepte de prendre en charge le domaine de l'enseignement professionnel post-bac et Francis Labroue celui de l'enseignement professionnel secondaire. Il serait intéressant aussi de voir quelles sont les mathématiques utilisées par l'enseignement professionnel. Il y a certainement de jolies miettes à glaner dans ce domaine, et Rémi Langevin veut bien se charger de les rassembler.

Ø Catherine Houdement se chargera de l'examen des interactions avec l'enseignement primaire des travaux sur le calcul et la géométrie.

Ø Le lien des mathématiques avec les autres disciplines est le point fort de notre démarche, mais n'a pas été systématiquement été étudié. Jacques Treiner pourrait participer à ce travail ; il a accepté de partager la charge de Roger Balian qui n'est pas toujours disponible. Pour étudier cette question, il conviendrait d'inviter Bernard Prum et Claude Lobry.

Ø D'autre part, le lien entre mathématiques, histoire et français doit être creusé, en particulier à l'occasion du colloque européen auquel Luc Ferry nous a proposé de participer. Une intervention de Jean Dhombres qui connaît bien ce sujet éclairerait cette question.

Beaucoup d'autres pistes sont ouvertes, et le travail ne manquera pas à notre commission, en particulier la constitution de documents annexes au rapports d'étape déjà produits. Dans ce cadre, deux textes sont déjà en forme : un article sur la géométrie et des annexes sous forme d'activités sur le calcul. L'objectif de ces textes est d'éclairer et d'exemplifier les rapports d'étape correspondants. Commande a été passée pour la production de tels textes pour les deux autres rapports.

La prochaine réunion plénière de la commission est prévue le 9 juin 2001. Elle accueillera ce jour là Luc Ferry, président du CNP, Jean Dhombres, président du comité scientifique des IREM, pour l'éclairage qu'il peut nous donner sur " l'histoire des mathématiques", et Gilles Kahn, pour nous conseiller dans la suite à donner au rapport d'étape "informatique et enseignement des mathématiques".

Tous les destinataires de ce communiqué recevront dans les prochains jours, par courrier électronique, les quatre rapports d'étape et le document de synthèse de la commission.

Ces quatre rapports et le document de synthèse sont adressés aujourd'hui même au Ministre.

Pour la commission,
Jean-Claude Duperret et Jean-Pierre Kahane

 

 

Annexe 1
Composition de la Commission de réflexion sur l'enseignement des mathématiques installée le 10 mars 2001

Ø Michèle ARTIGUE, professeur à l'Université Denis Diderot, directrice de l'IREM de Paris 7
Ø Roger BALIAN, physicien au CEA, membre de l'Académie des Sciences
Ø Frédéric BONNANS, maître de conférences à l'Ecole Polytechnique, directeur de recherches à l'INRIA
Ø Rémy COSTE, professeur au lycée Edmond Michelet à Arpajon, membre du CNP
Ø Claude DESCHAMPS, professeur de mathématiques spéciales au lycée Louis le Grand, membre du CNP
Ø Catherine DUFOSSE, professeur au lycée de Marseilleveyre à Marseille
Ø Jean-Claude DUPERRET, professeur à l'IUFM de Reims, responsable du centre IUFM de Troyes
Ø Yves ESCOUFIER, professeur à l'Université de Montpellier II
Ø Catherine HOUDEMENT, maître de conférence à l'IUFM de Rouen
Ø Jean-Pierre KAHANE, professeur émérite à l'Université Paris-Sud, membre de l'Académie des Sciences, président de la CREM
Ø Francis LABROUE, IA-IPR de mathématiques, Académie de Créteil
Ø Rémi LANGEVIN, professeur à l'Université de Bourgogne
Ø Michel MERLE, professeur à l'Université de Nice, membre du CNP
Ø Daniel PERRIN, professeur à l'Université Paris-Sud et à l'IUFM de Versailles
Ø Antoine PETIT, professeur à l'ENS de Cachan
Ø Claudine ROBERT, professeur à l'Université Joseph Fourier et à l'IUFM de Grenoble, présidente du GEPS de mathématiques
Ø Marc ROSSO, directeur du département de mathématiques de l'ENS, rue d'Ulm
Ø Claudine RUGET, doyenne de l'Inspection Générale de mathématiques.

 

Annexe 2
Lettre de Luc Ferry, Président du Conseil national des programmes,
à Jean-Pierre Kahane, Président de la Commission de réflexion
sur l'enseignement des mathématiques

Monsieur le Président,
Cher Jean-Pierre Kahane,

Je tiens tout d'abord à vous remercier de m'avoir invité à la prochaine  la Commission de réflexion sur l'enseignement des mathématiques le samedi 10 mars 2001.

Je sais qu'à cette occasion vous réunirez, pour la première fois dans sa nouvelle composition, une Commission largement renouvelée. Malheureusement, je ne pourrai me joindre à vous samedi prochain étant à cette date en déplacement en province. Je vous remercie de bien vouloir transmettre à tous les membres de votre Commission mes chaleureux encouragements et mes meilleurs vœux pour la poursuite de vos travaux.

Comme vous le savez, c'est notre ami Michel Broué qui est à l'origine de cette initiative alors qu'il était membre du Conseil national des programmes. Il m'avait convaincu immédiatement de l'enjeu et de l'importance de cette réflexion qui avait reçu le soutien actif de Didier Dacunha-Castelle. Il est essentiel que les liens avec le Conseil national des programmes demeurent étroits et je pense que la présence de nos amis Rémy Coste, Claude Deschamps et Michel Merle au sein de la Commission atteste du très grand intérêt que nous portons à la réflexion que vous poursuivez.

Je profite de cette occasion pour vous rappeler que l'une des missions essentielles de votre Commission est de réfléchir à la cohérence de l'enseignement des mathématiques, de l'école primaire jusqu'à l'université, et de formuler des propositions concrètes pour l'articulation entre les mathématiques et l'informatique. Comme vous l'indiquez vous-mêmes : "si l'enseignement des mathématiques en France intègre des concepts venus de l'informatique et ranime des sujets que l'informatique renouvelle, ce sera une première mondiale". J'ai pris connaissance des premiers rapports d'étape de la Commission dont les conclusions me paraissent déjà très riches et stimulantes.

Je suis heureux de constater que plusieurs de vos recommandations ont inspiré les nouveaux programmes de lycée que nous a présentés Claudine Robert, présidente du groupe d'experts de mathématiques. Certaines recommandations pourraient être encore plus ambitieuses : je souhaiterais en discuter avec vous.

Vos rapports sont connus et discutés au sein des associations de spécialistes et de la communauté scientifique. Il est essentiel qu'ils soient plus largement diffusés, non seulement auprès des enseignants, mais aussi des "décideurs". Si vous en êtes d'accord, une première publication pourrait être envisagée sous l'égide du Conseil national des programmes et diffusée au sein des différentes instances du ministère et des académies.

Par ailleurs, je souhaite examiner avec vous les possibilités d'engager une réflexion supplémentaire sur l'enseignement des mathématiques en Europe. Le Ministre a décidé de nommer au CNP huit membres associés, personnalités qualifiées françaises et européennes, dans un esprit d'ouverture à la dimension européenne. Dans ce cadre, nous avons décidé d'étudier la manière dont sont enseignées certaines disciplines dans l'Union européenne. Nous pensons proposer au Ministre, comme premiers objets d'étude, l'histoire et la langue maternelle dans ses différents aspects (apprentissages premiers, maîtrise de la langue, littérature…)

Les conclusions de ce travail devraient faire l'objet d'un colloque organisé à la fin de l'année 2001. Il serait intéressant que votre Commission y intègre un colloque du même type sur l'enseignement des mathématiques. Je serais heureux d'examiner avec vous si ce projet vous paraît réaliste et réalisable.

En vous remerciant une nouvelle fois du travail déjà accompli et en vous demandant de transmettre les encouragements du Conseil national des programmes à tous les membres de la Commission, je vous prie de croire, Monsieur le Président, en l'expression de mes sentiments les meilleurs.

Luc FERRY

 

Annexe 3
Résumé de l'intervention de Nicolas Bouleau
(résumé réalisé par Catherine Dufossé à partir de ses notes)

Nicolas Bouleau, professeur à l'École des Ponts et Chaussées et auteur de l'ouvrage "Philosophies des mathématiques et de la modélisation" (aux éditions de l'Harmattan), nous propose une réflexion sur "la modélisation comme langage d'expression" :

Il distingue "modèle " et "modélisation".

Le terme de modèle, issu du domaine de l'art à la Renaissance, est employé en sciences pour désigner un schéma simple qui fait comprendre. Ainsi, le schéma des satellites de Jupiter sera utilisé comme modèle du système solaire, et sera la base des modèles de l'atome de Bohr et de Rutherford. Autre exemple : le modèle du tirage au sort d'une boule dans une urne a permis de comprendre pourquoi deux gaz placés dans des récipients mis en communication vont se mélanger et ne plus revenir à leur état initial, alors que la mécanique est réversible. Le modèle d'Ehrenfest montre que le temps de retour est si long qu'on aboutit de fait à une impossibilité .

Le terme de modélisation a un sens plus large et un peu différent : il est employé par les ingénieurs pour éclaircir des situations d'action ou de décision, immergées dans un contexte social, ce qui est assez différent de l'universalisme scientifique. La modélisation est inscrite dans un site social : elle est faite par quelqu'un, pour quelqu'un et en un lieu géographique, économique précis. Elle est une zone de contact entre la science et la société, mais n'est pas une démarche scientifique.

Par exemple, le trafic automobile peut se modéliser de diverses façons : modèles à base de matrices "origine-destination" si on s'en tient à une localisation assez grossière, modèles de type hydrologiques si on veut rendre compte des questions de débits et de capacités et qui mettent assez bien en évidence les zones de congestion, modèles plus fins de files d'attente, modèles microscopiques prenant en compte beaucoup plus d'éléments comme la configuration des carrefours ou la puissance des voitures, mais qui ne permettent de décrire qu'une zone réduite du fait de leur complexité. Bien sûr,  la réalité ultime échappera toujours : par exemple, les réactions des automobilistes aux informations qu'ils reçoivent sur l'état du trafic ne sont pas étudiées dans les modèles utilisés.

Parmi cette diversité de modélisations, l'ingénieur choisira la représentation qui s'adapte le mieux à la situation qu'il traite, en tenant compte de son interlocuteur et de son projet, des facteurs qu'il est en état de connaître, de mesurer, de contrôler, de ce sur quoi il peut agir. L'objectif du physicien est de chercher une vérité, celui de l'ingénieur est de rendre service dans une situation bien précise.

De cette situation naît un langage hybride, celui des modèles techniques. Certes, il utilise des termes mathématiques, mais qui ne sont pas employés au sens des mathématiciens. C'est avant tout un langage de communication, un langage pour convaincre, avec toutes sortes de mots-clefs à valeur souvent politique, et dont il serait bien difficile de donner une définition et une méthode de mesure bien précise. Il en est ainsi des termes de "crue décennale", d'"équivalent CO2", pour quantifier des gaz à effet de serre autres que le CO2 dans l'atmosphère, de hauteur "h1/3" pour qualifier une houle (hauteur moyenne des vagues dans le tiers supérieur, sans précision de l'aire étudiée ni de la durée). Malgré son peu de précision scientifique, ce langage a une efficacité professionnelle dont on doit tenir compte.

Quand ce langage est structuré par une syntaxe et des méthodes de déduction, il constitue non pas vraiment une théorie scientifique, mais ce qu'on pourrait appeler une "sciencette" : par exemple la résistance des matériaux a pignon sur rue et est enseignée dans le monde entier, bien qu'elle donne des résultats faux et pas toujours efficaces en terme de sécurité.

Il en est de même de l'optique de Gauss, fausse mais utile, ou de l'emploi du modèle gaussien à tout va, en probabilité.

La modélisation se heurte à un obstacle fondamental, l'ambiguïté du langage. C'est le philosophe W.V.O Quine qui a appliqué au langage naturel les limitations déjà connues en logique mathématique : une même théorie formelle peut avoir plusieurs modèles qui ne sont pas équivalents : les entiers naturels "usuels" et les entiers naturels de l'analyse non-standard pour l'axiomatique des entiers par exemple. Le langage naturel, beaucoup moins précis et beaucoup plus riche que le langage mathématique ne peut échapper à cette limitation, et la modélisation est très éclairante sur cette question. Ainsi, il est très difficile de trancher entre plusieurs familles de modèle, et même avec le secours de l'expérience, plusieurs modèles subsistent pour représenter une même réalité : pour modéliser une crue par exemple, on utilise habituellement des récurrences arrière et avant, mais on peut faire ces calculs sur les débits, ou sur les hauteurs d'eau, ou sur les logarithmes des débits, ou sur les logarithmes des hauteurs d'eau etc.…

Or la question est ici aiguë car une théorie peut s'avérer dangereuse et il est donc indispensable de critiquer les modélisations.

Il existe deux types de critique : la critique "purifiante" et la critique "engageante".

La science est par essence coutumière de la critique : elle se critique elle-même pour rendre les savoirs qu'elle produit plus objectifs, plus universels, plus transmissibles et c'est le travail des épistémologues d'étudier quand un savoir peut être considéré comme un savoir scientifique. C'est ce type de critique qu'on peut qualifier de critique purifiante.

La difficulté commence avec le passage de ce savoir dans la société : "la science ne pense pas", disait Heidegger. Il voulait dire que le scientifique ne veut pas savoir ce que produira dans la société le savoir qu'il crée. Mais qui, alors, se charge de cette autre critique, la critique engageante, davantage tournée vers l'action ? Elle est d'autant plus cruciale de nos jours que scientifiques et acteurs économiques sont poussés à travailler toujours dans l'urgence : pour avoir la primauté d'une découverte, d'un brevet, d'un nouveau produit sur le marché, la rapidité est devenue la règle, même sur des sujets où il y aurait à l'évidence matière à réflexion. Or aujourd'hui, ni les scientifiques, ni les politiques, ni les intellectuels littéraires ne réfléchissent encore vraiment aux conséquences de cette innovation, soit parce qu'ils ont les yeux rivés vers d'autres progrès, soit parce qu'ils n'ont pas les moyens d'une sérieuse critique.

Hans Jonas, dans "Le principe responsabilité" met le doigt sur cette course aveugle vis-à-vis des générations suivantes, sur un ton métaphysique angoissé. Ulrich Beck décortique les processus où intervient l'innovation, et étudie ses aspects politiques, et Bruno Latour propose des instances politiques où l'on réfléchirait à l'"accueil" des innovations et à leur intégration raisonnée à l'existant. Cet accueil ne serait d'ailleurs pas automatique.

Ainsi, la modélisation, qui tente de s'habiller des habits de la science, demande à être critiquée : l'obstacle est ici la méconnaissance de nombreux intellectuels, qui ont une culture purement littéraire, du langage de cette critique qui ne peut être que celui de la modélisation elle-même.

D'où l'importance de l'introduction de la modélisation dans l'enseignement même s'il n'est pas question qu'elle en soit le centre.

Il est important en particulier qu'on ne s'en tienne pas à l'apprentissage de la syntaxe du langage mathématique, mais que l'apprentissage de tout langage soit accompagné de sa sémantique et de sa pratique. Sans parler en termes de solutions pédagogiques ce qui n'est pas l'objet de l'exposé, on peut citer quelques pistes.

Les exercices de traduction : la géométrie analytique est par exemple un pont entre l'univers de la géométrie et l'univers des nombres.

Autre idée, initier à l'interprétation, apprendre à donner du sens à un objet formel : on peut le faire par exemple en proposant aux élèves un petit programme et en leur demandant tout simplement ce qu'il fait.

La modélisation quant à elle peut être abordée grâce au vocabulaire des fonctions d'une variable réelle, par exemple en donnant une fonction par des points et en demandant de trouver une formule qui pourrait la décrire. Proposer une formule, discuter de sa pertinence, critiquer celle proposée par d'autres élèves, peut être un bon exercice de communication.

L'analyse de textes anciens, non pas de grands mathématiciens, trop subtils et souvent ardus, mais au contraire d'usagers des mathématiques, de chimistes, d'économistes, peut aussi être très fécond, en montrant dans une situation vraie l'utilisation du langage de la modélisation, les approximations opérées, etc.…

Dans la réalité, ce type de lecture est rarement pratiqué et devant un calcul, chacun recule :les mathématiques, c'est trop difficile à critiquer, et personne ne s'en mêle. La meilleure critique devant une modélisation consiste en fait à créer un autre modèle : la solution n'est jamais unique.