Les Mathématiques des fractales luttent contre le bruit |
|
Hervé Morin |
|
Un mur acoustique mis au point par un laboratoire de l'Ecole polytechnique et la société Colas permet de réduire de façon importante les sons engendrés par la route et le rail grâce à ses motifs dentelés.
"Nous n'avons malheureusement pas de pistolet." Au pied de son mur antibruit, Didier Peyrard, directeur technique de la société Somaro, filiale du géant de la construction routière Colas, ne peut parfaire sa démonstration. Les creux et pyramides moulés dans ce panneau de béton de bois sont censés absorber les sons de façon inégalée. Mais l'écran de 4 mètres de côté érigé sur le parking du centre de recherche de l'industriel, dans les Yvelines, ne permet pas à une oreille profane de faire la différence.
Les mesures effectuées en relation avec le laboratoire de physique condensée de l'Ecole polytechnique sont pourtant formelles : ces pleins et ces déliés absorbent les basses fréquences avec une efficacité de 68 % plus élevée que celle d'un mur classique. Et le fameux test du pistolet, standardisé, a bien montré que la réflexion des ondes sonores était diminuée de 8 décibels acoustiques - dB(A) -, tandis que la transmission - les sons capables de traverser l'écran - était réduite de 57 dB(A).
On mesure mieux les progrès obtenus lorsque l'on sait que les mesures de bruit se faisant à partir d'une échelle logarithmique, cela signifie qu'une diminution de 3 dB(A) correspond à une réduction de moitié du volume sonore perçu par l'oreille humaine. Au total, résume Jean-Luc Gautier, chef du projet mur antibruit chez Colas, les simulations numériques indiquent que, pour un riverain, le mur permettrait de réduire de 2,7 dB(A) la nuisance occasionnée par le trafic routier, "soit 45 % de mieux que les meilleurs matériaux actuels".
Cette performance tient en un concept un peu passé de mode, les fractales, qui désignent des formes géométriques ayant la faculté de se reproduire à l'identique à différentes échelles. Les branches du chou-fleur ou de l'arbre bronchique, tout comme la découpe du littoral en sont des exemples fournis par la nature, avant que les mathématiciens - dont le Français Benoît Mandelbrot - ne formalisent des fonctions reproduisant des motifs similaires.
En acoustique, "nous sommes partis du principe que l'absorption sonore serait proportionnelle à la surface développée au contact des ondes sonores", explique Bernard Sapoval, co-inventeur du procédé et chercheur au laboratoire de physique condensée de Polytechnique. Les fractales offrent justement la particularité d'accroître la surface de contact. Tout comme le contour d'une côte rocheuse est virtuellement de longueur infinie, si on se donne pour objet de le suivre à l'échelle du grain de sable et non à celle de la carte routière.
"CINQ FOIS PLUS EFFICACE"
Le chercheur a testé cette hypothèse sur de petites chambres d'enregistrement où étaient disposés des obstacles d'irrégularité croissante. "Les mesures ont confirmé l'intuition de départ. Une salle de concert fractale serait très mauvaise", indique Bernard Sapoval, qui voit dans l'utilisation de ces structures irrégulières une généralisation théorique, du fait que les chambres anéchoïques, conçues pour museler les ondes sonores, fonctionnent mieux lorsque les murs de pyramide de mousse qui les tapissent sont irréguliers. "L'énergie est concentrée à l'endroit où elle est absorbée, ce qui renvoie au concept de localisation faible en physique", indique le chercheur.
Le rôle des irrégularités géométriques dans l'absorption sonore est confirmé par Franck Sgard, du Laboratoire des sciences de l'habitat de l'Ecole nationale des travaux publics de Lyon, dont l'équipe travaille à la mise au point de revêtements perforés destinés à l'équipement des véhicules. "On utilise en effet ce concept d'hétérogénéité pour alléger les produits en augmentant la capacité acoustique", indique le chercheur.
Le mur de Colas n'est pourtant pas irrégulier, dans la mesure où le motif est répétitif, mais sa forme vise bien à multiplier les surfaces de contact. "Notre brevet propose une forme qui serait cinq fois plus efficace", assure Bernard Sapoval. Mais cette géométrie aurait été difficile à mettre en œuvre par moulage et reste encore trop onéreuse. La solution choisie constitue donc un compromis. Retenir d'abord une bonne matière première pour fabriquer les panneaux : le béton de bois, formé de copeaux de pin mélangés à du ciment, dont les qualités phoniques sont connues depuis longtemps. Lui adjoindre ensuite un peu de savoir-faire : celui de Didier Peyrard qui ajoute à l'ensemble une "poudre de perlimpinpin" - il n'en dit pas plus - qui facilite le démoulage en dépit des formes chantournées du motif.
Colas espère commercialiser ce produit à partir de début 2004, tant dans le secteur routier que ferroviaire. Le marché existe : le bruit est l'une des nuisances les plus fréquemment citées dans les enquêtes d'opinion. On évalue à 200 000 en France le nombre de logements affectés par des niveaux sonores excédant 65 dB(A), niveau généralement considéré comme un seuil de gêne et de fatigue.